samedi 22 août 2015

Vis ma vie d'instit...

Nous autres, enseignants du primaire, sommes quant à notre métier gavés d'articles de journaux fallacieux, de billets de blogs haineux, de déclarations politiques trompeuses. Surtout en cette période de rentrée des classes, alors que toute la France semble plus ne penser qu'à ça! Je ne compte plus en cette fin de mois d'août les pensums quotidiens consacrés à notre mission, souvent écrits par des soi-disant "spécialistes" -dont certains ont enseigné quelques heures il y a des lustres avant de royalement émarger par exemple aux fonds publics télévisuels-, qui prétendent connaître à fond les tenants et aboutissants, les doutes, les peines, les limites du monde enseignant. Pour parfaire le tableau nous sommes quasiment en période pré-électorale, et il n'est pas de prétendant au trône qui s'abstienne de nous flatter, et de faire miroiter aux multiples alouettes qu'ils croient que nous sommes des promesses ahurissantes, dont ils savent pertinemment qu'ils ne tiendront pas compte une fois au pouvoir. Il faut croire que nous sommes des proies de choix.

C'est bien pourquoi, lorsque parait un témoignage vrai, cela fait autant de bien. C'est le cas de celui de Lucien Marbœuf, que j'ai rapidement évoqué au début juillet. Vous connaissez Lucien, c'est lui qui écrit l'excellent blog L'instit'humeurs. C'est toujours pour moi une lecture rafraîchissante, car non seulement Lucien Marbœuf parle avec passion de notre métier qu'il connait intimement, mais il le fait avec un talent d'écriture certain, et souvent avec un humour qui réjouit l'âme. Cet humour et ce talent, Lucien les a mis au service de son livre qui sort en librairie ces jours-ci, et qu'il a intitulé -comme une série jubilatoire de ses articles- "Vis ma vie d'instit" (chez Fayard).


Lucien Marbœuf a choisi l'option de retracer en gros le chemin complexe d'une année scolaire, de la fameuse "pré-rentrée" de septembre -qui a fait tant de bruit en 2014-, au début des grandes vacances de l'année suivante. C'est bien entendu un choix arbitraire, mais qui a le grand mérite de montrer que la mission d'un enseignant du primaire n'est pas -loin de là- un long fleuve tranquille, comme pourraient l'imaginer la plupart des Français. Une année scolaire, c'est long ou c'est court, selon les élèves que l'on a en classe. Plutôt qu'écrire un salmigondis d'anecdotes, Lucien a préféré montrer les doutes, les difficultés, les joies parfois, qui jalonnent cette route compliquée sur laquelle nous faisons tous le maximum pour accompagner des enfants auxquels nous voudrions épargner cahots, embûches, et surtout les chutes parfois brutales et qui font tant de mal. C'est un bon choix, dans lequel je me retrouve pleinement, parce qu'il est vrai, comme il l'écrit, que souvent nous ne tenons leur main qu'une année seulement, en faisant de notre mieux certes, mais en sachant aussi que nous nous perdrons certainement ensuite de vue:

"J'ai compris alors ce qui me manquerait, toujours: dans la vraie vie, je n'aurais probablement jamais de nouvelles de mes élèves, il faudrait pour cela que je ne bouge pas et qu'eux soient encore dans le coin, et je nous souhaite à tous de rester en mouvement.
Quelque chose restera donc incomplet. J'aurai participé à un vaste puzzle, j'en aurai mis tout au plus quelques pièces, mais jamais je ne verrai le résultat, jamais je ne connaîtrai l'achèvement, ce sentiment de plénitude de celui qui contemple le résultat dans sa globalité, dans sa totalité, et voit l'image enfin révélée, qui fait sens."

Je connais fort bien cette frustration, surtout travaillant en maternelle alors que commence seulement à émerger la mémoire. J'ai déjà évoqué le bonheur ressenti lorsqu'un ou une ancienne élève me rencontre ou me joint sur un réseau social, quinze ou vingt ans après, et l'immense joie de découvrir qu'en fin de compte je n'ai pas toujours été qu'un accident momentané dans une vie humaine.

C'est de cela qu'il s'agit, dans le livre de Lucien Marbœuf: de vérité. Dès les premières pages on sait qu'il ne s'agit pas d'un témoignage de seconde main, on comprend que Lucien nous raconte ce qu'il a vécu et ce qu'il vit quotidiennement, le comique de certaines situations lorsqu'elles surviennent et qu'on en prend conscience, la drôlerie de ce que peuvent nous sortir certains de nos élèves, la façon dont ils nous regardent -rien ne leur échappe- et nous voient:

"- Ah bon, vous mettez des Converse, vous?
- ... [sourire]"

mais aussi l'amour qu'ils nous portent, l'importance de l'image que nous leur donnons, les difficultés et les obstacles que nous rencontrons de tous côtés -parents, municipalités, matériel défaillant, locaux inadaptés...-, la douleur lorsque malgré tous nos efforts et tout le temps que nous leur consacrons certains de nos élèves partent en vrille ou en chute libre. Car contrairement à ce que voudraient nous faire accroire certains politiques ignorants, l'enseignant hélas ne peut pas tout. Et si de notre côté avec l'expérience nous nous en accommodons, cela ne signifie pas pour autant que nous renonçons, ni que cela n'est pas pour nous cruel voire parfois insupportable, au point que nombre d'entre nous démissionnent.

Le "Vis ma vie d'instit" de Lucien Marbœuf est un livre salutaire. Il est drôle mais il est réfléchi, il détend et soulage car il nous démontre qu'aucun d'entre nous n'est seul dans sa mission, et ça fait beaucoup de bien. Chaque chapitre vous rappellera quelque chose ou quelqu'un, chaque anecdote vous ramènera à votre propre expérience, et Lucien saura certainement vous en faire rire. Ne vous y trompez pas, sa lecture en est facile et réjouissante. Pour autant elle ne s'arrête pas à cela, et les pages consacrées à l'évaluation, à l'inspection ou aux "nouveaux" rythmes scolaires relèvent du constat sans fioriture et vous amèneront peut-être à y réfléchir, ou vous conforteront dans vos convictions, ou vous feront hurler... Mais elles ne vous laisseront pas indifférent. Et puis, il y a tout au long de cet ouvrage deux choses qui personnellement me touchent énormément: l'espoir d'abord, celui qui me motive chaque début d'année, l'espoir d'arriver à ce que chacun de mes élèves parvienne au but collectif après les dix mois que nous aurons passés ensemble; puis l'idée, qui me tient énormément à cœur, que nous nous devons à chacun de nos élèves, individuellement, même si les efforts que je devrai faire pour certains sont démesurés.

Lisez-le, cet excellent bouquin. Et si vous connaissez quelqu'un qui ne connait pas notre métier ou exprime à notre sujet des idées farfelues puisées dans un inconscient collectif largement alimenté par la propagande politique, offrez-le lui, cela peut-être l'amènera à réviser quelques-unes de ses idées toutes faites et à s'extraire de son confort intellectuel.

(Vis ma vie d'instit, Les 1.001 histoires de ma classe - Lucien Marbœuf - Fayard - Paru le 19 août 2015 - 17€)

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