samedi 28 septembre 2013

Mais qu'est-ce qui leur prend?


Enseigner en primaire n'a jamais été facile, contrairement à ce que peuvent imaginer les tenants nostalgiques d'une époque révolue ou les hérauts d'une "école" qui n'a jamais existé que dans des souvenirs faussés par le temps. Mais mission, programmes, responsabilités et devoirs des "maîtres d'école" ont tout de même tant changé depuis même mes débuts dans la carrière que ce qui fut à l'origine une vocation -et un moyen de changer de statut social- est devenu au fil des décennies qui s'écoulaient un métier extrêmement exigeant, compliqué, voire risqué. L'école primaire -la première école- est aujourd'hui la pierre d'achoppement de toutes les frictions de la société française.

C'est en primaire que se font jour les blessures sociales. Ce lieu dans lequel devraient disparaître toutes les différences entre les individus, ce creuset républicain qui devrait offrir à chaque enfant toutes les opportunités sans qu'il soit question de son origine, sa couleur, ou encore moins des vertus ou péchés de sa famille, est devenu un révélateur cruel des différences sociales et culturelles. Non, les élèves de l'école française contemporaine ne sont plus égaux dans leur droit à apprendre.

On entend, on lit, dans des médias ignorants ou pervers, que "les enfants aujourd'hui ne sont plus ce qu'ils étaient"... Quelle erreur! J'ai le souvenir de mes propres condisciples, il y a bien cinquante ans: certains n'étaient pas des flèches, d'autres frôlaient déjà la délinquance. Pour autant l'école leur donnait les bases d'une instruction qui leur permettait de sortir du lot, de s'affranchir de leur famille et d'un déterminisme social destructeur. Ils le savaient, et le respect concomitant pour l'école et pour ses "maîtres" était une réalité. Oui, le fameux "ascenseur social" fonctionnait, rares étaient ceux qui quittaient l'école sans savoir lire et compter. L'école ne remplit plus ce rôle. Ou du moins, ce qui est pire quand on connait l'arrogance du système, ne le remplit pas mieux en dépit de l'argent que l’État y investit et de la peine que se donnent les enseignants.

Pourquoi? J'y vois pour ma part le résultat d'une politique qui depuis plusieurs décennies, sous prétexte d'égalité de traitement des élèves, a abandonné toute équité. Non, ces deux mots "égalité" et "équité" n'ont pas le même sens. Tous nos élèves sont égaux en droits, celui de s'instruire étant à cet âge un des plus précieux. Mais ils ne sont pas traités de façon équitable. L'école devrait faire fi de toute différence, et donner le même enseignement à chacun. Ce n'est pas le cas.

Depuis leurs trois ans, depuis la "petite section" d'école maternelle, les enfants sont constamment vérifiés, contrôles, évalués. Rentre-t-il dans le moule? Acquiert-il correctement les bonnes compétences? N'est-il pas "en retard" sur ses camarades? En retard... A trois ans... Oui, déjà.

Cette manie, que dis-je cette maladie, de l'étiquetage permanent a gangrené tous les niveaux de l'école. A défaut de savoir exalter les individualités, à défaut de repérer et mettre en valeur l'infini des possibilités personnelles, l'école aujourd'hui n'a qu'une obsession, celle de faire rentrer dans la norme. Et pas n'importe laquelle, celle d'une prétendue "égalité" républicaine qui n'existe que dans l'imaginaire étriqué des politiques publiques, qui nient l'individu au profit du système. Je ne veux voir qu'une tête, rien ne doit dépasser, plus personne n'a le droit d'être entreprenant, cultivé, ou riche. C'est suspect! Je préfère ne voir que des pauvres, l’État s'occupera d'eux et saura les assister mieux qu'ils ne sauraient le faire eux-mêmes.

Triste constat. C'est un désastre. Et à moins d'en avoir les moyens financiers, et de le comprendre, personne ne peut y échapper.

Il est ainsi logique qu'au cours des ans se soit développé dans l'école, à la mesure de cet étiquetage constant, un flicage permanent. Évaluations normées, notations vicieuses et autres dépistages divers vont tous dans le sens d'un étampage qui devient la règle, qui marque les corps et les esprit, et auquel il est impossible d'échapper comme de s'en affranchir. Devenu adulte et maintenu dans une sujétion aux diplômes et autres traces républicaines inscrites dans la chair, l'individu n'aura guère de chance de sortir du tiroir dans lequel il aura été rangé depuis sa prime enfance. A chacun son code-barre. Nous vivons dans le cauchemar d'Orwell.

Dans cet objectif, à défaut d'enseigner, la maître d'école aujourd'hui contrôle et évalue. Ce n'est pas simple, c'est même fort compliqué, cela prend du temps, beaucoup de temps, et se fait au détriment des apprentissages. L'enseignant du primaire aujourd'hui remplit d'innombrables tableaux de chiffres erronés et inutiles, constats faussés sans justification ni intérêt. Cette activité chronophage prive l'enseignant du temps nécessaire pour accompagner ses élèves, pour que les enfants acquièrent à leur rythme les connaissances ou les compétences qui leur manquent. On constate, mais on n'y remédie pas. Pas le temps, les programmes sont trop lourds, et puis "évaluer" est une exigence de l'administration. Enseigner en 2013, c'est être un garde-chiourme doublé d'un statisticien.

Ce flicage s'est étendu comme de juste à ceux qui le pratiquent sans forcément s'en rendre compte. Les enseignants du primaire, directeurs d'école compris, portent sur leur front la marque de Caïn. Depuis vingt ans s'accumulent ordres et injonctions divers, obligations de travailler de tel ou telle façon, interdictions d'opérer de telle ou telle manière. L'enseignant du primaire est "maître dans sa classe"? Mon œil! Gare à celui qui sortira de la norme édictée par le ministre, le recteur, le DASEN, l'IEN. Malheur à celui qui voudra s'extirper, ne serait-ce que légèrement, du pesant carcan qui n'a fait que s'alourdir au cours des ans. Celui-ci sera marqué du sceau d'infamie, mis au ban du système, et disons-le clairement harcelé par son supérieur hiérarchique immédiat qui a fait de sa propre sujétion à l'institution un mode de vie qu'il voudrait à son tour imposer à ses ouailles.

Il faut avouer que c'est entre 2007 et 2012 que les choses se sont vraiment gâtées. Les IEN auparavant tâchaient pour beaucoup d'aider les enseignants dans leur difficile mission. Il y avait bien quelques tortionnaires, mais ils n'étaient pas le principal de la troupe. En revanche en 2008 les fauves ont été lâchés! La haine profonde des enseignants qui inspirait à l'époque la politique éducative du pays a donné aux recteurs, DASEN et IEN la permission de fondre sur les enseignants tels des rapaces amateurs de chair humaine. Pour ce système outrageusement administratif, centralisé et déshumanisé qu'est l’Éducation nationale, il était évident que les enseignants de terrain -sale engeance!- ne pouvaient être que les seuls et uniques artisans de sa propre faillite. Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage...

Ce métier compliqué est depuis devenu un cauchemar. Les IEN, pour ne parler que d'eux, ont pour la plupart conservé de ces années perverses leurs mauvaises habitudes, et ne conçoivent une inspection que comme le procès de l'enseignant qu'ils vont voir, alors que leur premier rôle serait de l'aider à mieux remplir sa mission. Mais bernique! Il est plus facile d'écraser que de conseiller. Il faut dire aussi que pour conseiller quelqu'un, encore faut-il en avoir les compétences.

Et que dire des directeurs d'école? Chargés de classe pour les 9/10ème d'entre eux, submergés de tâches multiples dont beaucoup sont redondantes, inutiles voire absurdes, ils sont coincés entre le marteau et l'enclume. Le directeur d'école n'a que des devoirs et des responsabilités, il n'a aucun droit. Il faut dire qu'il n'a aucun statut, il n'est rien ni personne, et chacun se fera un point d'honneur à bien le lui faire sentir, qu'il s'agisse d'une famille qui ne respectera pas son autorité -si elle ne lui fiche pas un coup de poing- , d'un collègue qui le méprise et s'assoira sur ses consignes, d'un Maire qui ne daignera pas l'écouter, ou d'un IEN qui l'écrasera de son autorité.

C'est l’Éducation nationale qui le dit elle-même: un directeur d'école sur quatre est harcelé, victimisé, ou le sera.

J'ai connu le temps où le directeur d'école était respecté par sa hiérarchie. L'inspecteur le respectait, l'écoutait, suivait souvent son avis. Il lui faisait d'emblée confiance, pas forcément sans méfiance -après tout, on n'est pas à l'abri d'un roublard-, mais savait l'entendre et pouvait parfois établir des relations cordiales. Certes l'IEN restait l'IEN, donc le supérieur hiérarchique, mais la confiance autorisait un respect mutuel des compétences et des responsabilités de chacun. Il n'y avait pas d'ambiguïté.

Aujourd'hui la défiance est de mise. L'inspecteur qui visitera une école fouillera, fouinera, cherchera tout ce qui peut remettre en cause le travail et le sérieux du directeur d'école. On est passé de la confiance à la méfiance. J'exagère? Non. Cette demande, l'avez-vous suivie? Ce tableau, l'avez-vous rempli? Avez-vous bien comptabilisé les heures hors temps scolaire de vos adjoints? Comment avez-vous organisé ceci? Où est votre compte-rendu? Où est votre bilan? Où est... où est...

Mais qu'est-ce qui leur prend?

Est-ce la peur qui motive les IEN pour martyriser leurs enseignants et leurs directeurs d'école? Il y a toujours eu des abus d'autorité de la part des petits fonctionnaires, mais on en observe aujourd'hui une inflation tellement phénoménale qu'on peut légitimement se demander ce qui a bien pu se passer pour que casse ainsi un lien de confiance qui fut autrefois si fort. Des directeurs d'école blackboulés comme des malpropres on en a vu quelques-uns, mais une histoire comme celle qui arrive par exemple à Jacques Risso est proprement stupéfiante! Comment un IEN peut-il mêler ainsi rumeurs, délation, courrier personnel détourné au mépris de la Loi, dessins et caricatures de presse utilisés également au mépris de la Loi, j'en passe et des meilleures... ? C'est ahurissant. Je n'en reviens toujours pas. Mais c'est bel et bien symptomatique. Le lien est brisé. Et on n'a pas fini de voir des recours en CHSCT.

Je l'ai déjà écrit dans de nombreux billets: en dehors de leur rôle premier d'inspection et de conseil pédagogiques, dans lequel les IEN doivent retourner pour n'en surtout plus sortir, il est nécessaire de donner aux directeurs d'école la pleine et entière gestion de leur établissement. Un directeur reconnu statutairement, reconnu juridiquement, à la mission clairement définie et précise, saura mieux que personne gérer son école et le temps des personnels qui y travaillent. Il sera toujours le mieux placé pour apprécier les diverses situations auxquelles sera confronté son établissement, et saura comme personne prendre les décisions qui s'imposent. La direction d'école est une mission primordiale, elle doit être reconnue et personne ne doit pouvoir s'y interposer ni s'en défier sans valable raison.

De même il y a plus qu'urgence à nettoyer furieusement des programmes qui sont devenus si enflés que tels la grenouille de La Fontaine ils vont finir par éclater. Les méthodes de travail aussi doivent être revues: accompagnons nos élèves, ne laissons jamais aucun enfant au bord du chemin, accordons à chacun le temps qui lui est nécessaire pour acquérir pleinement connaissances et compétences, au lieu de se contenter de constater et évaluer des carences qui finalement sont celles de l'école elle-même.

Et cessons de croire, ou de faire semblant de croire, qu'avec le temps les choses ne peuvent que s'améliorer. L'école primaire publique est malade, elle étouffe sous son propre poids, certains de ses membres sont gangrenés. On dit qu'il n'est jamais trop tard pour intervenir. Mais j'ai quand bien peur que les remèdes de bonne femme qu'on veut aujourd'hui lui appliquer ne soient que quelques cautères sur une jambe de bois.

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