jeudi 26 février 2015

Du préservatif à la fourchette...

Vous trouvez les programmes du primaire trop lourds? Vous les pensez infaisables dans les délais impartis, surtout lorsque la moitié de votre classe est en difficulté voire en échec? Vous aimeriez qu'on commence par en enlever toutes les scories qui nous tombent dessus parce que les familles ou la société dans son ensemble ne font plus leur boulot? Vous en avez marre d'être à la fois enseignant, gendarme, assistante sociale et parent d'élève putatif, voire même curé?

Ben c'est mal barré mes amours, et vous allez pouvoir vous arracher un peu plus les cheveux. Jusqu'ici vous appreniez à vos élèves à traverser la rue ou à faire du vélo, vous leur donniez des cours d'éducation sexuelle et leur appreniez ce qu'est un préservatif, vous deviez leur apporter des rudiments de citoyenneté et de morale, vous aviez à faire régner l'ordre ne serait-ce que pour votre santé mentale, accessoirement vous pouviez enseigner quelques compétences et connaissances... On vous demandera bientôt de faire à tous crins du "numérique", que vous ayez du matériel ou non, que vous en ayez les compétences ou non, que vous soyez formés ou non. Et il vous faudra enseigner la "laïcité", du moins telle qu'elle est comprise dans la capitale. Eh bien sachez que désormais vous devrez également leur apprendre à bouffer.


La forme de la fourchette aura-t-elle une importance? Je m'attends à ce que bientôt on nous demande de garder les enfants la nuit, en pension complète, histoire de formater totalement toute une population française qui finalement je crois ne demanderait pas mieux que de faire des gosses pour les refiler à l’État. On est de plus en plus près des pires cauchemars d'Orwell ou Swift.

Je me demande si nos gouvernants socialistes n'ont pas un peu pété les plombs. Parce que quand on pénètre dans l'intime à ce point là, quand on ne supporte plus que son propre peuple puisse avoir des envies, des idées, des habitudes ou des mœurs différentes de celles que l'on prône, à défaut de les appliquer, il y a du souci à se faire. Vouloir imposer de "bonnes habitudes", de "bonnes idées", de "bons comportements", c'est soit une caricature, soit plus sûrement une dictature, et il n'y a rien de pire que celle de la bien-pensance, son nivellement, son refus de l'originalité, sa négation de la liberté. Tous semblables de l'Alsace -adieu la choucroute et le baeckeoffe!- au pays Basque -bye bye charcuterie!-, la cuisine au beurre sera honnie et vouée aux gémonies, tous nos plats seront élaborés à Paris dans les couloirs de l'Assemblée nationale où nos représentants seuls pourront continuer à fumer le cigare, boire un Cognac et se gaver de produits horriblement nocifs mais si terriblement bons.  Vive la norme! Mort aux particularités régionales! Tous clonés!

Moi qui ai toujours détesté ceux qui veulent penser à ma place, ou veulent mon bien malgré moi, je suis servi. Tenez, passez-moi le sel, je vais me réfugier dans mon énorme entrecôte copieusement arrosée de Gigondas, et je n'oublierai pas de me faire un café -sucré- dont je me délecterai en fumant un cigare. Et ça c'est mon vrai programme de l'heure qui vient. C'est quand ma retraite?

dimanche 22 février 2015

Questions pour un ...

- Et nous voici prêts pour une nouvelle émission avec notre nouveau candidat. Vous vous appelez ?
- Pierre.
- Quel est votre métier, Pierre ?
- Je suis directeur d'école. (quelques applaudissements dans la salle, sifflets)
- Quel beau métier ! Êtes-vous prêt à répondre, cher ami ?
- Ben ouais...
- Alors, première question ! Je fais deux métiers à plein temps en même temps, dans le même lieu, au même instant... Je suis, je suis ?
- Euh... directeur d'école ?
- Ouiiiii ! Bravo ! (applaudissements dans le public)

- Deuxième question. Vous êtes prêt ?
- Allons-y.
- Je travaille sur mon lieu de travail, je travaille chez moi, je travaille aussi bien à 7h du matin qu'à 9h le soir, je travaille le dimanche, je travaille pendant les vacances, et quand je ne travaille pas je pense à mon travail... Je suis, je suis ?
- Houla, dur... euh... directeur d'école ?
- Ouiii ! Encore bravo ! (applaudissements nourris)


- Vous êtes prêt pour la troisième question ?
- Je suis là pour ça. Hop !
- Troisième question. Mon supérieur hiérarchique m'envoie un long questionnaire inutile et incomplet par courriel, le supérieur de mon supérieur m'envoie le même courriel incomplet et inutile par courriel, le supérieur du supérieur de mon supérieur m'envoie le même courriel -inutile et incomplet, cela va sans dire-, puis je reçois le lendemain de nouveau trois fois le même questionnaire inutile, mais complet cette fois. Je suis, je suis ?
- Ce ne serait pas... directeur d'école ?
- Yes yes yes ! Ouiiii, bravo ! (forts applaudissements, quelques cris)

- Allons, la quatrième question. Vous êtes sur les starting-blocks ?
- J'attends le coup de pistolet.
- Alors c'est parti. Mes collègues m'engueulent ou me jalousent sans que je sache pourquoi, certains me font des bébés dans le dos, mes supérieurs ne me font pas confiance, mon public m'invective, me tape dessus ou me donne des coups de couteau, je prends souvent des dérouillées à la place des autres parce que je suis tenu pour responsable de tout et surtout de ce qui ne va pas. Je suis, je suis ?
- Ah ça c'est facile: directeur d'école !
- Et c'est une bonne réponse ! (très forts applaudissements, un spectateur hurle sa joie) Alors où en sommes-nous dans le score ? Déjà quatre bonnes réponses, vous êtes presque au bout !
- Je gagne quoi ?
- Aaah ça, c'est une surprise. Vous continuez ?
- Je continue, bien sûr.

- Cinquième question. Prêt ?
- Prêt.
- J'ai dans la même semaine quatre réunions en dehors de mes heures de présence habituelles, une avec mon supérieur hiérarchique et d'autres personnes qui remplissent la même mission que moi, une avec celui qui paye tout pour mon boulot sauf mon salaire, une pour régler un problème avec un client difficile et une pour envisager les problèmes qui à coup sûr se poseront avec un autre client qui va bientôt arriver et qui traîne déjà de sacrées valises malgré son jeune âge. Je suis, je suis ?
- ...
- Allons, je suis ?
- ... pas sûr, mais... directeur d'école ?
- Et c'est la bonne réponse ! (on évacue deux spectateurs en pâmoison au milieu d'applaudissements nourris et de quelques cris orgasmiques)

- Vous avez gagné cher ami, et vous avez le choix entre deux cadeaux offerts par nos partenaires, l’Éducation nationale et la MGEN.
- Dîtes...
- L’Éducation nationale vous propose un Grade à Accès Fonctionnel, mais vous ne pourrez profiter de votre cadeau que dans dix-huit mois au mieux, et encore ce n'est pas certain.
- C'est long...
- Je suis d'accord. La MGEN quant à elle vous propose un séjour tous frais payés aux Trois-Épis, en Alsace. Que choisissez-vous ?
- Dans les circonstances présentes, je choisis les Trois-Épis.
- Bravo ! Et voilà votre cadeau qui arrive. (deux infirmiers bien charpentés équipés d'une civière pénètrent sur le plateau et évacuent le candidat)
- Cette émission est terminée pour aujourd'hui. Rendez-vous demain pour un nouveau Questions pour un ... ?
Le public: - BON CON !
(hurlements divers, évanouissements, débuts de partouze dans les gradins...)


samedi 21 février 2015

Où cela s'arrêtera-t-il ?

Une collègue directrice a été violemment agressée à Paris. Quel que soit le motif de l'agression, crapuleux peut-être ou non, c'est bien dans le cadre de sa mission que l'agresseur a connu  sa victime, puisqu'il était parent d'élève de l'école qu'elle dirige. De quelque côté que l'on veuille triturer les faits, cela a donc bien à voir avec l'école.

Après le meurtre sauvage d'une collègue de maternelle l'année dernière la veille des vacances d'été, combien d'insultes et de coups ont reçu cette année les enseignants en général, et les directeurs d'école en particulier? Vous ne trouverez certainement pas de compte précis ni de statistique fiable, le ministère de l’Éducation nationale préférant une omerta mortifère à un affrontement cruel des réalités.

Il en est de même pour les suicides. En règle générale il est impossible en France de connaître le nombre réel de ceux qui sont passés à l'acte. C'est encore pire si on cherche à savoir combien mettent fin à leurs jours sur leur lieu de travail. Et quand il s'agit de l’administration en général, et de l’Éducation nationale en particulier, alors là... Vous aurez plus de chance dans une chasse au dahu. Et puis on connait sur le bout des doigts le leitmotiv administratif lorsqu'un corps meurtri est découvert dans une école; à peine l'heure est-elle passée qu'un DASEN mielleux assènera avant toute enquête que la personne concernée avait des problèmes personnels et que son auto-destruction n'a certainement rien à faire avec l'école. Passez votre chemin, il n'y a rien à voir! Je l'ai déjà écrit ici, certes pour se donner la mort il faut que certaines barrières intimes aient lâché, mais pour autant cela peut-il être un hasard qu'un enseignant choisisse sa classe ou les couloirs de son collège pour s'y pendre?

Ce métier d'enseignant, ces missions de professeur ou de directeur d'école, sont exigeants, prenants, phagocytaires. Souvent les collègues s'y donnent cœur et âme. Jusqu'à l'épuisement, ou jusqu'au renoncement. Tel est l'état de l'école aujourd'hui. Les forums spécialisés des enseignants, les groupes Facebook, montrent autant d'enthousiasme pour le métier, sans qu'il soit question d'âge, que de dégoût ou de désabusement.

Comment en est-on arrivé là? Où cela s'arrêtera-t-il?

L'école fut un lieu d'apprentissage de soi-même: un long cheminement, débuté à trois ans, permettait à l'enfant de s'émanciper de sa famille, parce que l'école lui montrait un autre monde, d'autres fonctionnements, d'autres attitudes. L'école apportait compétences et connaissances, construisait des individus qui s'ouvraient à la société et leurs donnait les armes pour s'y bâtir une vie. L'école, à part des croyances et comportements familiaux, enseignait la Liberté.

Elle a perdu ce rôle déterminant lorsqu'on a banalisé son action. Il fallait "épanouir", on noyait le message dans des signaux parasites qui pour la plupart relevaient de la gestion familiale et non pas de l'école: éco-citoyenneté, sécurité routière, anti-racisme... La société entrait à l'école, entrait dans l'école, et avec elle les revendications ou exigences individuelles des familles quant aux méthodes d'enseignement, quant à la qualité l'âge ou l'origine des enseignants, la nourriture dispensée dans les restaurants scolaires ou les projets des établissements. On leur a fait croire qu'elles avaient leur mot à dire et qu'on en tiendrait compte, jusqu'à l'absurdité et à la familiarité qui ont transformé ce qui pour les enfants était un havre sacré indemne des pesanteurs familiales en simple service public pétaudière des scories sociétales. Le mépris a rapidement suivi. Puis les insultes. Puis les coups. Comment peut-on respecter ce qui n'est aujourd'hui qu'un simple "service", bien pratique pour "garder" les enfants, et dont chacun se sent désormais le droit de remettre en cause les méthodes ou les enseignements? On sait l'importance qu'a l'image de l'école pour la qualité des apprentissages, on sait combien la réussite scolaire dépend plus de l'attitude de la famille face à l'école que de l'origine sociale. On perçoit alors la faillite d'un système qu'on a tellement ouvert à tous les vents qu'il en a totalement perdu son identité.

L'école fut un sanctuaire. Le dire ou l'écrire n'est pas pour autant regretter les années trente ou cinquante, ou les blouses que j'ai connues, ou "Le tour de France par deux enfants". C'est simplement rappeler que comme la démocratie repose sur la séparation des pouvoirs, comme la laïcité repose sur la séparation entre ce qui est public et ce qui est privé, l'école doit être séparée de la société. Totalement. Les programmes doivent être nettoyés des immondices qu'on y a déposées au cours des quatre dernières décennies. L'école doit redevenir un lieu un peu mystérieux quasiment réservé à l'élève, où il entre comme en lieu sacré qu'il vénère et lui permet de s'émanciper. L'école doit redevenir un lieu d'intégration sociale par le savoir, où égoïsme et égocentrisme n'ont pas lieu d'exister. Le respect suivra. Respect pour l'école elle-même dont on pourra alors espérer qu'elle relancera l'ascenseur social. Respect pour les enseignants qui redeviendront les acteurs premiers de l'acquisition de la liberté individuelle.

J'imagine que quelques-uns liront mes propos de travers. Ce n'est pas grave. De toute façon l'école est aujourd'hui dans un tel état de déliquescence que je n'ai que très peu d'espoir d'être entendu. En revanche, il me déplairait beaucoup qu'on me prête des idées qui ne sont pas les miennes. Je n'ai aucune nostalgie, pour rien au monde je ne revivrais mes années d'enfance ou d'adolescence, même si elles furent assez heureuses. Comme je ne tiens pas non plus à ce que l'école devienne une forteresse inaccessible aux douves profondes et au pont constamment levé. Mais imaginer comme semblent le faire nos gouvernants successifs qu'ouvrir encore plus l'école aux familles et aux faits de société sauvera l'institution, c'est pour moi creuser encore un peu plus une tombe déjà largement ouverte. Nous sommes au bord du trou et nous vacillons. Je ne serai pas de ceux qui exerceront une dernière poussée. Et vous?

dimanche 15 février 2015

Agonie...

Est-ce que je me suis trompé? Cette question, je me la pose quotidiennement, pour chaque activité que je propose à mes élèves; je crois sincèrement que dans ma pratique de classe c'est une étape indispensable que je dois aux enfants dont j'ai la charge. Je ne veux qu'une chose, leur réussite, sans non plus les laisser en déshérence. Bien entendu, après toutes ces années, il est rare que je me réponde positivement, mais... oui, cela m'arrive encore, d'avoir "tapé trop haut".

Pour ce qui concerne les opinions que j'exprime sur ce blog, parfois aussi je me pose la question de leur pertinence. Je ne crois pas jusqu'à présent m'être vraiment fourvoyé. Mais il est vrai que nombre de mes billets restent forcément subjectifs, et ne peuvent être confirmés ou infirmés qu'après quelques mois ou quelques années. Ainsi en est-il de la règle du jeu. Ce qui ne m'interdit pas de veiller à une certaine honnêteté intellectuelle: si sur un blog comme le mien le temps est distendu et les billets vieux de plus d'un an semblent dater de plus d'un siècle, ce n'est pas le cas pour le cheminement de ma pensée dont il est à mes yeux primordial de conserver bonne foi et objectivité.

Voilà donc que se pose à moi la question des "nouveaux rythmes scolaires", et de ce que j'ai pu en écrire ici. En effet la Direction académique de mon lieu de travail veut faire un bilan de leur application dans mon département. Le directeur que je suis -encore, mais pas forcément pour longtemps vue la chienlit ambiante- a reçu une adresse internet pour répondre à un long questionnaire, litanie pénible avec quelques bonnes questions noyées dans une kyrielle d'interrogations idiotes, inadaptées ou dont la réponse est déjà connue (à condition de la chercher dans la paperasse, ce que manifestement ma hiérarchie se refuse de faire, après tout les dirlos sont corvéables à merci et -c'est bien connu- n'ont que ça à faire). La municipalité a également reçu de son côté un autre questionnaire qui les enquiquine tout autant que moi, surtout prévenus la veille pour le lendemain ou quasiment. Décidément, le temps de l'administration de l’Éducation nationale n'est vraiment ni celui de l'école, ni celui des communes.

Il y a trois parties dans ce questionnaire informatisé qu'on ne peut remplir que d'une seule volée (ce qui n'est pas fonctionnel ni pratique, mais les mots "pratique" et "administration" sont antinomiques), une pour le ressenti des enseignants, une pour les parents d'élèves, et une dernière pour le DDEN.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, brave directeur d'école imbécile que je suis et fonctionnaire dans l'âme, j'ai pondu un questionnaire anonyme pour mes familles auquel elles étaient libres de répondre ou non. J'en ai écarté tout ce qui n'était pas pertinent pour ne conserver que la substantifique moelle, c'est à dire pas grand chose mais suffisamment pour répondre à deux questions essentielles:
1) Est-ce que les nouveaux rythmes scolaires c'est bien ou c'est caca pour vos enfants qui fréquentent avec bonheur l'école maternelle dont je suis le directeur?
2) Est-ce que les Nouvelles Activités Pédagogiques sont bien fichues ou le bébé est-il trop moche?

Après consultation des collègues et 50% de réponses familiales motivées, j'en arrive à la conclusion simple et sans appel suivante: les NAP organisées dans ma commune d'exercice sont plébiscitées et les "nouveaux rythmes scolaires" décriés, dépréciés, critiqués. Cela ne fonctionne pas dans ma petite école maternelle. Les enfants sont plus fatigués, les apprentissages n'avancent pas mieux ni plus vite... voire pire! Si j'ajoute que l'équipe enseignante est épuisée, est démotivée et n'a plus de jus -et le dirlo non plus-, je ne peux que conclure que malgré deux années de préparation, d'aménagements, de concessions et d'efforts incontestables de la part de tous, c'est un pur et simple fiasco.

La principale raison pour moi en est fort claire: ces rythmes n'ont absolument pas été pensés pour des enfants entre trois et six ans. Je l'ai déjà écrit sur ce blog, pour les politiques et l'administration "l'enfant" tel qu'ils le conçoivent est un idéal qui a dix ans, un élève de CM2 déjà dégourdi et adaptable. La petite enfance n'existe pas, ce que peut être ou faire ou supporter ou non un enfant plus jeune est totalement en dehors de leur connaissance, de leur compréhension et de leur entendement. Ces gens là perçoivent les enfants comme on les concevait dans le haut Moyen-âge, inexistants avant sept ans et ensuite des adultes en miniature.


Ils ont donc voulu décalquer leur vision archaïque à toute l'école sans se poser la question de sa pertinence, suivant malencontreusement les idées prétendues généreuses d'un certain nombre de soi-disant penseurs tous âgés de plus de soixante-cinq ans et qui n'ont pas vu d'enfant depuis plusieurs décennies, quant bien même ils en auraient aperçu l'ombre d'un dans leur lointaine jeunesse.

Ces rythmes scolaires, donc le raccourcissement de la journée de trois quarts d'heure ainsi que l'ajout du mercredi matin, ne conviennent pas à l'école maternelle. Du moins à la mienne. Mais ce que j'entends de droite et de gauche me conforte dans l'idée que c'est un sentiment généralisé dans le pays. Dans mon école les NAP durent cinquante minutes chaque fin d'après-midi, ce qui fait que les 80% d'enfants qui les fréquentent ont en fait, entre école et NAP, une journée d'activités collectives encadrées plus longue qu'avant la réforme, et viennent le mercredi matin en sus. Tous les questionnaires que les familles de mon école m'ont retournés soulignaient la fatigue accrue le soir, les enfants qui s'endorment le nez dans l'assiette, l'épuisement du vendredi. J'ai moi-même constaté une sensibilité accrue aux affections virales, une moindre résistance de mes élèves et donc un accroissement de l'absentéisme dû à la maladie. N'était-il pas question d'alléger la semaine des élèves? De favoriser les apprentissages? C'est raté. Je n'avais jamais comme cette année été obligé d'allonger les temps d'apprentissage pour certaines compétences tant j'ai d'élèves absents pour lesquels je dois adapter la progressivité de mon travail. Ce ne sont plus trois ou quatre ateliers que j'ai en lecture, en maths, en graphisme/écriture, c'est cinq, six, huit... De plus à mon grand dam certaines activités périscolaires commencent à furieusement ressembler à des activités scolaires, les compétences pédagogiques et didactiques en moins. Et puis clairement personne n'a non plus pensé à tout ce que ça impliquait pour les enseignants: déplacements supplémentaires -et frais conséquents- le mercredi matin (j'ai une petite adjointe qui fait courageusement 180 km aller-retour de chez elle à l'école), gardes d'enfants supplémentaires - et frais conséquents- pour les collègues parents de jeunes enfants, fatigue supplémentaire -mais qui pourra quantifier cela, alors que le métier d'enseignant est le seul qui ignore encore en 2015 ce qu'est la médecine du travail? Encore un scandale du mutisme syndical, ça!-, déplacements des formations au mercredi après-midi, etc... La liste est longue. Vous voulez attirer du monde avec ça pour faire ce métier qui est devenu un métier de merde? Un métier qu'on ne fait plus que par défaut, faute d'avoir pu faire autre chose, qui dans certaines académies commence à être confié à n'importe qui que même ainsi il devient impossible de recruter tant les conditions de travail sont absurdes. Au rythme où ça va dans dix ans les municipalités embaucheront elles-mêmes les enseignants du primaire tant ils deviennent difficiles à trouver. Bordel, vivement la retraite! Je vais finir, après trente-cinq ans d'abnégation, à conchier cette mission indispensable qui est devenue le pire boulot de France.

Je suis fort marri, parce que j'ai soutenu cette réforme. D'abord par principe, pour soutenir les efforts de rénovation de l'école. Ensuite parce que l'idée de bosser le mercredi matin me plaisait bien.

Est-ce que je me suis planté?

J'ai relu avec attention tout ce que j'avais écrit ici-même sur le sujet, et j'ai constaté avec plaisir mais aussi avec tristesse que je soulignais d'emblée les oublis du système -les enseignants, la singularité des rythmes de la petite enfance...-, ses perversités comme la tendance à la "municipalisation" de certains enseignements, son coût effarant pour les collectivités et conséquemment les différences territoriales inéquitables et inégalitaires, etc...

Il aurait évidemment fallu, je l'avais écrit aussi, commencer par le travail de fond sur les programmes que le CSP est en train de faire avec bonheur, mais qu'il n'a pu débuter qu'avec deux années de retard. Puis dans la foulée introduire une réforme des temps scolaires en élémentaire qui alors eut été logique. Et certainement exclure du dispositif l'école maternelle, laquelle a toujours été attentive et a toujours organisé son travail en fonction des rythmes de la petite enfance. Cela, je l'admets, je ne l'avais pas vu, et j'ai eu tort. Ce qui est fait est fait. Il n'est néanmoins jamais trop tard pour reconnaître une erreur et revenir sur des décisions antérieures catastrophiques.

Et puis il faudra tout de même un jour se poser la question des enseignants du primaire, ce que refusent de faire les gouvernements successifs depuis vingt-cinq ans: salaires minables pour un recrutement à ne niveau de compétences, conditions de travail effarantes, mépris généralisé pour la mission savamment entretenu pendant quinze ans par les politiques et les médias qui n'ont pas compris à quel point ils jouaient avec le feu...

Comme il faudra se poser franchement la question de la gouvernance des écoles. Le seul rempart envisageable aujourd'hui contre une municipalisation rampante des enseignements ou de certains enseignements reste la responsabilisation des directeurs d'école dans le leadership pédagogique, organisationnel et matériel des écoles primaires. La reconnaissance du rôle des directeurs d'école est en chemin avec la parution du référentiel-métier qui définit clairement la direction d'une école comme un métier spécifique, qui bientôt devrait être autrement distingué par la création d'un grade à accès fonctionnel tout aussi spécifique. Mais qui sera élu? L'urgence est aujourd'hui de rendre tous les directeurs autonomes et responsables aux yeux de tous, familles évidemment mais c'est certainement déjà le cas, mais surtout municipalités et institution. Le directeur d'école, dernier agent de l’État présent dans les communes françaises, doit être conforté dans son rôle de garant du rôle de la Nation dans la construction intellectuelle de ses enfants et dans l'équité promise à chacun d'entre eux. Oui, cela aura certainement un prix. Peut-être est-il nécessaire de penser alors à la répartition des moyens accordés par l’État aux différents niveaux d'enseignement.

Je ne me fais hélas pas forcément d'illusion sur le courage politique de gouvernants qui avec des mandats volatils au mieux limités à cinq ans ne peuvent avoir comme objectif que celui de durer au moins quelques mois, et comme perspective une présidentielle qui peut-être remettra tout en question et en particulier leur petite part d'autorité. Ne rien faire, ne pas bouger, ne rien tenter,... ou peu, tels sont les leitmotivs qui tuent l’Éducation nationale. Notre mission est agonisante, en dépit des efforts quotidiens des centaines de milliers de tâcherons que nous sommes, qui voyons s'enfoncer souvent certains de nos élèves sans rien y pouvoir. Qui s'étonnera alors du renoncement, de l'abattement qui nous saisit, de notre fatigue, des difficultés à recruter des forces jeunes, vives et motivées? Il y en aura toujours quelques-uns, bien-sûr, des convaincus, des missionnaires. Mais pour combien de temps?

samedi 7 février 2015

Et vive la pensée magique!

Je n'aurais jamais imaginé que l’École puisse être un jour considérée comme l'ultime refuge de la démocratie. Depuis les attentats de début janvier je n'entends parler que d'école, d'instruction civique, d'intégration par la langage... Incroyable!

Moi qui ne milite depuis des années que pour qu'on nous foute la paix, voilà que toute la France soudain s'intéresse à mon boulot, gouvernants en tête. Clairement l’État et la Nation sont dans une telle déliquescence, une telle perte de repères, une telle incapacité à agir, que l'unique asile disponible est l’Éducation nationale. Cet organe hypertrophié devient aujourd'hui l'alpha et l'omega de la sauvegarde du pays et de ses valeurs.

Je l'écrivais dans un précédent billet, cela a un côté rassurant: finalement la phénoménale capacité du milieu enseignant à freiner des quatre fers lorsqu'on veut lui imposer un truc rassérène aujourd'hui tout le monde. Nous ne bougeons que peu, voilà notre force. Mettons-nous à l'abri du mammouth, dont la masse nous sécurise et le poil épais nous réchauffe.

Si c'est rassurant, c'est tout autant inquiétant. Une fois de plus nous entendons une vieille antienne: l'école peut tout, c'est par l'école que passe tout, c'est à l'école qu'il faut tout faire. Je m'élève évidemment vigoureusement contre de telles idées. L'école ne peut pas tout à la fois remplir sa mission d'enseignement et servir de parent putatif, d'assistante sociale et de palliatif aux défaillances sociétales. Vive la pensée magique! L'école peut tout? Non. Sinon j'en saurais quelque chose. Alors quand j'entends depuis un mois Président de la République, Ministre de l’Éducation nationale et autres joyeux drilles nous servir quotidiennement une soupe insipide de conseils malavisés, de recommandations inutiles ou d'annonces dont nous savons tous qu'elles ne seront suivies d'aucun effet, je m'agace, je m'énerve, je m'insurge, je fatigue.

Je veux être honnête, dans tout ce salmigondis indigeste est arrivée la bonne nouvelle des nouveaux programmes de l'école maternelle, qui semblent répondre enfin à nos besoins. J'attends de voir comment les DASEN et IEN vont arriver à nous les transformer en autre chose, mais le CSP a quand même fait son boulot, et l'a fait correctement. Ses membres ont pris le temps qui leur semblait nécessaire, et tant mieux. Encore une fois, le temps de l'école n'est pas celui des médias qui quotidiennement ont besoin de leur pitance malsaine, ni des politiques qui aujourd'hui leurs sont assujettis.

Mais d'autres mesures devraient être prises, qui nous sont pourtant nécessaires. Qu'en est-il de la place des familles à l'école, démesurée et génératrice de conflits? Alors que le professionnalisme des enseignants est aujourd'hui tant vanté, il est si facile à des parents qui refusent leur responsabilité de se poser en victimes et d'accuser d'incompétence un prof qui pourtant ne pourra pas faire de miracle. J'exagère? C'est tous les jours que nous voyons le profond irrespect de nombreuses familles pour l'institution scolaire. Il faut dire qu'à force de nous taper sur la figure, il finit pas y avoir des traces de coups pérennes.

Tiens, un exemple récent: notre Président veut maintenant que tous les enfants "maîtrisent" la langue française à la sortie de l'école maternelle, soit à six ans. Encore la pensée magique. Et bien entendu il sous-entend que jusqu'à présent les instits de maternelle ne faisaient pas correctement leur boulot. Ben voyons. L'effet d'une phrase de ce genre peut être désastreux dans l'inconscient collectif.

Un autre exemple tout aussi récent: notre ministre soudain s'excite sur le "harcèlement". Une fois de plus il est sous-entendu que nous ne faisons pas notre travail. Et que je t'invente une nouvelle plate-forme de signalement pour les familles... Nous n'allons pas tarder à en voir comme d'habitude les effets pervers, avec délations absurdes et autres confusions et règlements de compte dont bien entendu seuls les enseignants "suspendus à titre conservatoire" feront les frais.

Après plus de trente-cinq ans de boulot, devant cette accumulation d'annonces idiotes qui viennent surfer sur la vague de l'inquiétude, ou pire tentent de rallier les suffrages enseignants comme le fait actuellement sans vergogne Martine Aubry juste avant les élections, franchement je n'ai plus vraiment envie de m'investir, je suis de plus en plus dégoûté par ce que je vois et j'entends. Payé comme je le suis, c'est à dire malhonnêtement vues mes responsabilités et ma charge de travail, pourquoi j'irais m'emmerder? Ras-le-bol de jouer les sauveteurs. et puis je n'ai plus assez d'énergie pour jeter des bouées et tenter de ramener à bord tous ceux qui se noient. Mes propres élèves, pourquoi pas, je suis dans un coin tranquille, ils sont très jeunes et la plupart ne sont pas tombés à l'eau, ce qui me laisse un peu de temps pour m'occuper de ceux qui enjambent le plat-bord et les rattraper avant qu'ils basculent. Mais pour le reste...

Si encore comme directeur d'école j'avais les coudées franches! Si j'avais du temps, si celui que j'arrive à voler ne passait pas dans des absurdités institutionnelles. Si je pouvais décider de ma propre organisation sans avoir à constamment montrer patte blanche et en référer à Jules ou à Jim. Si on me donnait une autorité que je n'ai pas pour choisir ce qui est le mieux pour MON école, MES élèves, MES familles. La "simplification administrative" est en route, qui consiste à placer quelques cautères sur une jambe de bois. C'est toujours ça, mais ce n'est pas assez. Mon métier de directeur est aujourd'hui encadré par un texte clair -qui mérite encore quelques précisions-. C'est toujours ça, mais ce n'est pas assez. Bientôt existera un Grade spécifique pour les directeurs d'écoles -pour lesquels?-. C'est toujours ça, mais ce n'est pas assez. Ce que je veux, c'est que le directeur d'école soit indépendant, autonome, qu'il puisse lui-même décider ce qu'il doit faire ou pas, ce qui est le mieux encore une fois pour son école, dans le respect des textes bien entendu mais sans que quiconque vienne dans son dos jeter un coup d’œil pervers dans je ne sais quel but. Et évidemment avec du temps pour le faire. Et qu'on ne vienne pas m'emmerder avec une prétendue aide genre EVS, c'est de la blague tant que je ne peux pas laisser ma classe pour m'occuper de ce que j'ai à faire.

Bref, il y a du boulot. On n'est pas sorti de l'auberge. Alors ce serait sympa de ne plus causer de nous pendant quelques semaines. L'école fait ce qu'elle peut mais ne pourra pas pallier les manques familiaux et sociétaux, inutile de se leurrer. Les enseignants s'investissent mais ils sont épuisés devant l'irrespect, l'incivisme et l'absence de reconnaissance. Qu'on nous fiche la paix et qu'on nous laisse faire notre boulot. Qui n'est pas d'apprendre à traverser la rue ou de faire passer le code de la route.

dimanche 1 février 2015

Faute collective...

Trois semaines...

Il m'aura fallu trois semaines pour sortir un peu la tête de l'eau, après l'abomination que nous avons connue début janvier. Aurais-je pu imaginer que dans mon pays un tel évènement puisse avoir lieu? Certainement pas, je n'y aurais pas cru. Qu'il soit possible en 2015, au cœur de la France, de froidement assassiner au nom d'Allah ou de son prophète, me sidère.

J'ai connu une enfance et une adolescence heureuses. Si pour mes parents la vie n'était pas simple, j'ai moi-même traversé les années 60 et 70 avec une grande tranquillité d'esprit. Il faut expliquer qu'à l'époque l'ascenseur social n'était pas une plaisanterie, il fonctionnait réellement, et mes propres grands-parents en avaient profité à plein; mes deux grand-pères fils de paysans étaient devenus l'un ingénieur -toutes ses nuits à bachoter après une journée de travail de dix heures-, l'autre préparateur en pharmacie. Leurs fille et fils faisaient donc partie des classes moyennes, intellectuelles, et malgré les épreuves dues à la guerre, à l'occupation, aux années de privations et de rationnement qui ont suivi, ils ont élevé tant bien que mal cinq enfants dont je suis. Autant dire que les vêtements faisaient le tour des deux filles et des trois garçons, teindre un pull-over pour lui redonner un air de neuf était un sport national, la douche quotidienne n'existait pas -on se "débarbouillait"- et le bain était hebdomadaire pour des raisons financières -culturelles aussi certainement-.

Mais la vie était belle pour moi. En ce temps-là il faisait beau, il faisait chaud, et les soirs duraient longtemps.

La culture était une chose importante dans ma famille. Si vêtements et sous-vêtements étaient reprisés ou rapiécés, on hésitait en revanche peu à acquérir un livre. La profusion d'écrit chez moi, d'autant que j'étais le benjamin des enfants, a fait que j'ai appris à lire seul et tôt, à quatre ans, et qu'à huit j'avais dévoré la plus grande partie de ce qui à la maison m'était accessible. Et puis il y avait les magazines.

J'ai l'impression que dans ces années là la presse était moins chère qu'aujourd'hui. Est-ce juste une idée? Nous n'avions aucun abonnement, mon père lisait la presse quotidienne ou hebdomadaire dans l'établissement d'enseignement supérieur dans lequel il enseignait l'économie politique, et j'allais chaque semaine acheter chez le buraliste Pif -Gadget! Aaaah, le gadget de Pif!- et surtout Pilote. Je lisais aussi Spirou et Tintin, au gré des échanges avec les copains, Tintin et les aventures de Lefranc, Spirou et son insupportable mais hilarant Gaston. Quand j'y repense, il est étonnant que mes parents n'aient jamais rien dit de mes achats de Pif, qui était tout de même une émanation communiste, alors que par ailleurs leurs opinions politiques en étaient éloignées à un point que vous n'imaginez même pas. Il faut croire que la lecture de Pif leur paraissait indolore. Au passage, pour ceux qui s'intéressent à la BD, j'ai le plaisir de les informer que je suis l'heureux possesseur de l'intégrale du "Trombone illustré" paru en annexe dans Spirou...

La lecture la plus attendue de la semaine était tout de même celle de Pilote. Le magazine de Goscinny, Uderzo et Charlier, faisait la joie de toute la famille depuis le numéro 1! Il valait mieux ne pas s'arrêter en cours de lecture lorsqu'on était l'heureux possesseur du magazine au risque de le voir disparaître dans la chambre de l'un ou de l'autre, ou dans le bureau de mon père élevé aux aventures de Robinson qui n'était pas le dernier à se marrer -en toute discrétion- des âneries hebdomadaires de l'équipe de Goscinny.

Ce sont les "numéros à thème" qui m'ont le plus marqué. Quand je pense que chaque semaine toute une équipe de dessinateurs ou d'écrivains se décarcassaient pour nous sortir un magazine complet sur un sujet précis, je suis effaré aujourd'hui par la somme de travail et d'enthousiasme que cela devait représenter. Et on m'accusera d'être nostalgique? Faire rigoler tout un pays de cette façon... Et puis, ne nous leurrons pas, l'amour que les français ont aujourd'hui pour la bande dessinée vient bien de là!

J'ai toujours eu une profonde admiration pour René Goscinny. Sa mort prématurée sur un vélo médical lors d'un test d'effort m'a toujours paru absurde, imméritée. Elle a surtout privé les francophones d'un auteur et d'un gestateur de talents incomparable. Combien de dessinateurs français lui doivent leurs premières armes? De Gotlib à Reiser -l'irremplaçable Reiser-, de Patrice Leconte (qui deviendra le réalisateur renommé que l'on sait) à  Claire Bretécher, de l'inoubliable Alexis à Fred... Ils sont si nombreux, je ne peux pas tous les citer. Chaque semaine, chaque numéro, était une fête, un feu d'artifice d'invention et de talent, de drôlerie surtout, d'esprit et d'humour, une tranche de rigolade décomplexée hebdomadaire...

Il y avait aussi Cabu.

Cabu pour moi c'était "le grand Duduche". Je ne comprenais pas tout des histoires, j'étais trop jeune encore pour apprécier le sel des "années lycée", mais j'étais aussi amoureux de la fille du proviseur. Et j'aimais beaucoup la façon de dessiner de Cabu, son trait léger, très adapté à son propos, et ses caricatures de profs qui ressemblaient aux miens.

Mercredi 7 janvier, quand j'ai appris la mort de Cabu, j'ai reçu un choc ineffaçable. J'étais devant mon téléviseur, déjà tétanisé par cet attentat inimaginable et pourtant probable voire annoncé. Et puis les mots sont arrivés: "Cabu est mort".

Les noms se sont alors succédé: Charb ,Tignous, Wolinski... et des noms inconnus, de ceux qui les accompagnaient ou voulaient les protéger d'une menace qui fut trop forte.

Je pleurais, bêtement. Avec la mort de Cabu c'était mon enfance qui disparaissait. Deux crétins venaient d'assassiner mon enfance. L'émotion était trop forte, l'attentat était trop idiot, ces morts trop inutiles, trop imbéciles, trop. Comment pouvait-on tuer, si simplement, si rapidement, si sauvagement, des gens dont la seule envie et le seul besoin était de faire rire leurs contemporains? Des fois de façon très bête, très terre à terre, avec des histoires de cul et des blagues de potaches, avec des calembours à deux balles, avec des transgressions à la con... Je suis catholique, croyant, et je me marrais comme une baleine quand l'un ou l'autre dessinait le pape en position compromettante ou pire. Ah il s'en est pris, le petit Jésus, à chaque Noël! Pour ma plus grande joie. Quel rapport pouvait-il et peut-il y avoir entre ces "petits dessins" hilarants et ma foi? Serait-elle si fragile qu'elle ne supporterait pas d'être mise à mal ou bousculée? Il ne faut avoir que peu confiance en ses convictions pour ne pas supporter qu'un tiers la conteste ou la transgresse.

Alors je me suis demandé... De qui est cette faute? Comment une telle horreur a-t-elle pu arriver? Comment dans un pays comme le mien, dans mon pays, dans cette France si chère à mon cœur, celle qui a appris au monde les mots "liberté", "égalité" et "fraternité", était-il possible que survienne un drame aussi épouvantable? Rejeter la faute sur autrui, c'est trop facile, accuser les autres c'est trop simple. J'ai suffisamment de conscience pour savoir que le hasard et la fatalité n'existent pas.

Ces hommes et ces femmes ont été tués au nom d'Allah. Inutile pour le coup de se voiler la face. Ils ont été tués au nom d'Allah comme l'ont été les victimes suivantes, celles de Vincennes, ciblées en plus, elles, pour leur Foi. Pourtant je sais par expérience que l'islam est soluble dans la laïcité, comme le furent le catholicisme, les religions réformées ou le judaïsme. En France, on peut croire à ce qu'on veut ou à rien, c'est une affaire personnelle et tout le monde s'en fout, sauf les imbéciles qui voudraient à tout prix convaincre autrui que croire à ce qu'ils croient ou ne pas croire comme ils le font est le comble de la félicité. Il en est que la foi d'autrui insupporte, et ces gens-là sont du même niveau de tolérance que les croyants prosélytes qu'ils croient combattre. Oui, dix-sept personnes ont été assassinées parce que trois imbéciles sans neurone ont cru bon pour Allah leur Dieu et son prophète Mahomet qu'il était juste et bon de les éliminer.

On m'a dit, on m'a écrit, de "ne pas faire d'amalgame". Je hais ce mot! Pourquoi diable irais-je stigmatiser cinq millions de gens qui vivent tranquillement dans mon pays, qui pour la plupart sont aussi Français d'ailleurs que peuvent l'être les Polonais, Italiens, Espagnols ou Portugais qui se sont installés en France il y a quelques décennies? Nous avons bien élu un Président d'origine Hongroise... Je n'en ai rien à faire de leurs éventuelles croyances. Comme si d'ailleurs tous les ressortissants Africains étaient musulmans. L'amalgame ce n'est pas moi qui le fais. Parce que moi, pourquoi irais-je reprocher à mes parents d'élèves musulmans les actes abominables de quelques tarés sans cervelle? Sans oublier non plus qu'une de leurs victimes était leur coreligionnaire, pauvre policier exécuté sauvagement, sans merci et sans aucune humanité, dans l'exercice de son devoir. Trois bêtes sauvages. Et je ferais de l' "amalgame"? Voilà un terme bien-pensant, on ne fait pas de vagues, on ne titille pas le sentiment religieux de certains, surtout d'ailleurs des musulmans parce que celui des catholiques cela fait belle lurette qu'on en rigole... Je suis presque sûr que nombreux sont dans les bobos parisiens ceux qui intimement se disent que "Charlie l'a bien cherché".

Parce que moi j'en veux beaucoup aux musulmans de France. Je leur en veux beaucoup de n'avoir jamais expliqué clairement à leurs amis, à leurs voisins, à leurs filles, à leurs fils, qu'en France le péché de blasphème n'existe pas, que ce n'est plus un délit civil depuis plus de deux siècles -sauf dans les départements Concordataires, et encore cela ne résulte-t-il que des restes d'un Droit Allemand dont on se demande bien ce qu'il fout ici, et encore faut-il savoir que leurs autorités religieuses ont demandé récemment à ce qu'il soit supprimé-. Il faut le dire, le répéter, l'asséner constamment: la France est un état laïc, le religieux est affaire personnelle, et le blasphème n'y existe pas! Je peux l'écrire sans remord, je suis croyant mais je tiens fermement, profondément, à cette liberté.

J'ai entendu le jour même du premier attentat un cri du cœur exacerbé de l'imam de Drancy, à qui on posait une question sur le fait que les deux terroristes avaient hurlé en partant qu'ils avaient "vengé le prophète Mahomet": "Le prophète? Quel prophète? Leur prophète c'est Satan!". Combien il avait raison! Mais l'islam de France a ouvert la boîte de Pandore, lui qui ne connait pas de hiérarchie, ni de leader incontesté, chaque mosquée faisant ce qu'elle veut dans son coin avec quelques mollahs auto-proclamés ou pire débarqués des pays les plus extrémistes religieusement.

Après le temps de la douleur vient celui du deuil. Le temps des manifestations solidaires, partout dans le pays, pour expliquer à quel point la liberté d'expression est un bien qui nous est cher. Manifestations où pêle-mêle on a vu des français qui jamais n'avaient lu Charlie-Hebdo ou auraient voulu le lire, défiler côte à côte parce qu'il est des choses inadmissibles en France en 2015. Je pense que ce sont ces gens-là que nos politiques n'ont pas voulu écouter depuis trois décennies, lorsqu'ils se plaignaient de la place ahurissante faite au communautarisme en trente ans. Là où il est devenu impossible d'appeler un chat un chat sans risquer d'être traduit en Justice pour racisme ou xénophobie par toutes ces associations communautaires qui ont su profiter à fond du laxisme de nos gouvernants et de leur refus d'enlever leurs œillères. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été prévenus! Mais surtout il ne faut stigmatiser personne... ni un groupement, ni une "communauté", ni dénoncer le peu de cas que font certains d'un consensus national issu des quinze siècles d'Histoire parsemés de massacres qui ont amené la France à inventer la Laïcité.

Avons-nous assez hurlé contre les coups de canif donnés à la Loi de 1905? Non, évidemment. Ce qui est arrivé début janvier est le résultat d'une faute collective. Nous n'avons pas su donner de la voix et défendre nos principes moraux républicains, qui permettent à tout un chacun de vivre une Foi personnelle ou non sans que quiconque puisse y porter atteinte, sauf à empiéter sur le domaine collectif ou détourner la Loi.

J'ai peur du retour de bâton.

On commence à en observer les premiers effets. Quant un pays comme la France peut sérieusement soupçonner un enfant de huit ans d "apologie du terrorisme", je ne peux que m'effrayer. Bientôt arriveront le repli identitaire -il a commencé chez les musulmans français qui ont peur, ainsi que chez les juifs dont beaucoup envisagent maintenant sérieusement de quitter la France pour Israël-, la délation absurde et désordonnée, la crainte de son voisin, le vote extrémiste... Cette épouvantable histoire est une voie royale pour le Front national. Les politiques bien-pensants de droite comme de gauche l'auront bien cherché.

Et puis voilà qu'on accuse l' École... La légende du "creuset républicain" a la vie dure! Ce n'est pourtant pas faute depuis des lustres de dénoncer le blocage au rez-de-chaussée de l'ascenseur social, l'absence de règles et de lois dans certains quartiers, l'impossibilité pour les enseignants de travailler dans la sérénité, entre accumulation de nouvelles tâches irraisonnées et abandon institutionnel. Nos gouvernants n'ont jamais voulu tenir compte des appels au secours du terrain, préférant se voiler la face, niant l'absence de la République à certains endroits, refusant de comprendre pourquoi certains départements ont un mal de chien à recruter des enseignants, suivant leurs obsessions personnelles... Il est bien temps d'accuser l' École, qui n'en peut mais. Elle n'est que le reflet d'une société autiste, qui a donné la part belle à la population des parents d'élèves qui a forcément toujours raison au détriment du professionnalisme d'un milieu qui cherche depuis très longtemps à quotidiennement améliorer ses pratiques et à sortir de la mouise ses élèves. Il arrive un jour où un instit, un prof, baissera les bras, parce qu'il n'a pas été soutenu ni aidé. Qui pourrait lui en vouloir?

Alors on va former les enseignants à "enseigner la laïcité". Quelle mauvaise blague... Ces gens-là pensent-ils vraiment que tout peut passer par le verbe? Alors que l'exemple quotidien de l'inverse est présent sous les yeux des enfants? On peut parler d'égalité et de fraternité, de laïcité, cela ne bouleversera pas les ghettos communautaires que notre Nation a créés confraternellement depuis les années 50. Ghettos dans lesquels fleurissent trafics divers, dans lesquels pompiers, policiers et médecins ont peur d'intervenir... quand ils y interviennent encore. J'ai bossé dans des quartiers comme ça, je me rappelle des grands frères qui m'aimaient bien et venaient chercher les petits frères et sœurs à la maternelle. Je les croisais en dehors du boulot, ils venaient joyeusement me serrer la main avant d'embarquer dans leur BMW flambant neuve, plusieurs milliers de francs -à l'époque- sur le dos en vêtements et chaussures de luxe. J'ai un certain nombre d'anciens élèves en taule, qu'il m'est arrivé de croiser entre deux séjours carcéraux, toujours aussi heureux de me voir: "Ah M'sieur! Vous vous rappelez?" Oui, je me rappelle, je me rappelle que tous les discours et toute votre affection -comme la mienne- ne pouvaient rien changer à cette sorte de déterminisme social épouvantable. On devient fataliste, on fait de son mieux, on va dans la famille aider à remplir une feuille de sécu, on aide comme on peut. Mais on peut si peu dans de telles conditions! En revanche, tous ces gars surveillaient ma voiture... il y en deux un jour qui sont montés chez moi me prévenir que j'avais oublié de la fermer à clef: "M'sieur vous devriez faire attention!" Merci les garçons. Un jour j'ai déménagé, changé d'école, je n'en pouvais plus, je suis allé travailler dans un endroit calme avec des enfants des classes moyennes. J'avais donné, je choisissais la tranquillité. Oui, ce fut certainement un abandon. Mais sans soutien, sans meilleures conditions de travail, il arrive un jour où la volonté ne suffit plus, la fatigue se fait sentir, l'énergie ne se renouvelle plus comme elle devrait.

Dans un sens, c'est bon signe que toute une population se replie sur l’École pour faire passer le message laïc et républicain. Cela signifie certainement qu'elle est considérée comme l'ultime rempart contre le communautarisme, comme l'ultime facteur d'intégration, comme l'ultime possibilité d'ascension sociale. Mais c'est aussi très inquiétant pour une Nation comme la France, cela implique que tout le reste de l'appareil de l’État s'est totalement dilué dans l'indifférence et l'impuissance. C'est aussi un poids très lourd, lorsque l'on connait la sclérose de la pyramide institutionnelle. Alors, en toute franchise, je ne suis absolument pas optimiste quant à l'avenir. Les attentats meurtriers du début janvier furent une première crise, j'ai bien peur qu'il en advienne d'autres, plus violentes: crises de l’État, crises de la Nation, crises républicaines, soubresauts compliqués, nocifs, agressifs, dangereux. Quand j'étais adolescent, dans les années 60/70, l'avenir ne pouvait être que meilleur, nous le concevions ouvert et fraternel. Ce beau temps là... est bien fini.