samedi 28 novembre 2015

Comme un chien dans une course...

Vous avez déjà vu des images d'une course de lévriers? Ils courent - très vite - derrière un lièvre factice lancé sur un rail. J'ai chaque année l'impression d'être un de ces chiens, à courir derrière un lièvre que je n'arrive pas à rattraper.

Il faudra un jour qu'un de mes supérieurs hiérarchiques m'explique comment on peut raisonnablement avoir une classe de Grande section à plein temps et être en même temps directeur d'école. J'ai cette année vingt-six élèves auxquels je me dois, car je m'impose de leur donner ce dont ils ont soif: attention, sécurité, curiosité, apprentissages et compétences, plaisir, joie... Cela implique pour moi d'être avec eux en permanence, surtout que ces vingt-six enfants sont assez turbulents, pour ne pas dire difficiles, même s'ils savent travailler avec une grande concentration. Ajoutez à cela une fillette invalide, une autre en hôpital de jour... Bref, c'est une attention de tous les instants que je dois leur porter, c'est avec régularité que je dois leur demander de parler moins cher ou de ne pas se taper dessus. Autant vous dire que c'est épuisé que je les lâche après l'école. Mais ça fonctionne, j'ai au moins la profonde satisfaction de les voir grandir sans pour l'instant qu'ils s'en rendent eux-mêmes compte. Cela viendra, constater et comprendre ses progrès fait partie du développement de l'enfant, je saurai leur montrer qu'ils en savent de plus en plus et de mieux en mieux.

Pour autant une fois mes élèves partis j'ai la direction de mon école à assumer. Que dis-je? C'est en permanence que je suis directeur d'école. Simplement lorsque je fais des manipulations avec mes élèves ma mission de directeur passe en arrière-plan. Jusqu'à ce qu'on m'interpelle pour que je prenne mon IEN au téléphone, ou un adjoint au Maire de ma commune d'exercice. Et puis il y a cette épée de Damoclès des "choses à faire", soit les piles de paperasse empilées sur mon bureau, ou la liste à rallonge des courriels auxquels je dois répondre. Une malédiction, le courrier électronique, la damnation du directeur d'école, qui voit lorsqu'il ouvre son programme s'afficher en gras - courrier non lu - une litanie de nouvelles injonctions, recommandations, consignes et obligations diverses. Diverses ou pas, j'ai dû recevoir les consignes Vigipirate et ses diverses variantes au moins quarante fois en deux semaines. Comme simplification administrative, je crois qu'on peut faire mieux.

Je ne le rattrape jamais, ce lièvre après lequel je cours. Dès qu'il me parait ralentir, que finalement ma course m'a amené à faire tout ce que j'avais à faire, un évènement quelconque ou une décision académique lui donne une nouvelle impulsion. Et me voilà reparti à ahaner derrière, sans espoir de seulement lui bouffer une patte.

Le problème est que je m'épuise. Soit je n'ai plus la force et l'énergie qu'il y a quinze ans je savais déployer pour assumer mes deux casquettes, soit ce métier est devenu positivement infernal avec ses avenants à faire pour le tant - délai de rigueur -, ses exercices de simulation - sous trente jours, mais je n'étais pas en retard -, ses évaluations de risques et ses plans de sécurité, ses listes, ses réunions continuelles avec Riri, Fifi ou Loulou, ses projets d'académie et de circonscription et éducatif local et d'école. Alors quand c'est bientôt Noël, qu'on a une classe d'enfants de cinq ans sensibles à la neige et à la pleine lune qui sautent comme des cabris dans tous les sens en hurlant... Finalement, je crois que les deux sont vrais: ce n'est peut-être plus de mon âge, et ce métier est aujourd'hui une horreur.

J'ai toujours en ligne de mire mon éventuel départ. Avec ma vieillesse et mon barème, trouver un poste d'adjoint ne sera pas compliqué. Je sais aussi qu'au-delà des discours attristés qui salueront ma sortie, je serai vite oublié; personne n'est indispensable. Mais je l'aime, ce boulot de directeur d'école! J'aime avoir ces contacts avec une municipalité et un IEN confiants, avec toutes les familles souriantes qui me lancent une petite plaisanterie au passage et me serrent la main sans arrière-pensée, avec les Petits qui me tendent les bras pour m'embrasser en estropiant mon prénom... J'aime aussi hélas mon boulot d'enseignant, mes Grands qui courent pour venir en classe tant il y sont heureux et en confiance, tant nous y rigolons ensemble et y travaillons aussi avec succès. Mais il est impossible de faire les deux dans les conditions actuelles. Si je l'ai déjà écrit, je le répète et je le martèle: avoir une classe en charge et être directeur en même temps, c'est fatalement au détriment de l'un ou de l'autre selon le moment.

Je sais que je vais tomber. Ou au moins plusieurs fois sérieusement trébucher durant cette longue course qu'est l'année scolaire. Le terrain est trop long, il y a trop d'obstacles, trop de cailloux qui tombent au moment les plus inattendus. Et ce n'est pas la journée mensuelle de décharge qu'on m'a octroyée cette année qui va vraiment m'aider, journée déjà phagocytée plusieurs mois à l'avance par divers subrécargues de l’Éducation nationale qui se croient investis d'une mission divine.

Car je veux être clair: mon école, c'est MOI qui m'en occupe, MOI le directeur de l'école, et personne d'autre. Si elle "tourne" bien, c'est certainement grâce à mes efforts et mon investissement, pas en vertu de ce qui me tombe du dessus qui n'est jamais ni efficace ni approprié. Si mes adjoints s'y sentent bien et travaillent sans trop de soucis c'est évidemment grâce à MOI, le directeur d'école qui court-circuite tout ce qui peut gêner leur sérénité. On ne peut pas enseigner sainement sans le soutien d'une équipe soudée autour du directeur d'école qui fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter le travail de chacun.

Je le ressens comme ça ce matin. Je suis distancé. Cela a d'ailleurs fortement influencé ma nuit, j'ai mal dormi, et me suis réveillé ce matin très tôt en pensant à une gamine accidentée hier, à quelques paperasses qu'il me faut absolument faire ce week-end, et aux trois semaines bousculées qui restent avant les vacances. Je me suis réveillé aussi en toussant, les poumons manifestement encrassés par une bronchite. Je bouffe mon temps libre, je bouffe ma santé, ce n'est pas normal. Je ne réclame pas que vous apitoyiez sur mon sort, non. Mais il faut se poser la question des réelles volontés de l’Éducation nationale quant à l'école. Avoir changé nos programmes, c'était nécessaire. Avoir changé les rythmes scolaires l'était moins, surtout en maternelle où ça ne tient pas debout (je me doute bien que l'avouer sera compliqué pour le ministère). Il faut aller plus loin et radicalement transformer la gouvernance des écoles, la réelle et nécessaire amélioration de l'efficacité de l'enseignement primaire est à ce prix. Il faudra aussi se poser la question de la santé des enseignants, question qui reste sans réponse puisqu'il n'y a toujours aucune médecine du travail pour nous. Se poser aussi la question de la pénibilité de nos missions, ou de ce que deviennent les enseignants les plus âgés maintenant qu'il y nécessaire de travailler jusqu'à soixante ans et plus (j'ai du mal à m'imaginer dans cinq ans faisant encore l'andouille à quatre pattes dans la salle de jeux de l'école). Il y a beaucoup de boulot qui attend. Si on mettait quelques-uns de ces énergumènes qui nous assomment à grands coups de "semaine de ceci" ou de "rallye de cela" à bosser sur ces dossiers, peut-être avancerions-nous plus vite dans ces questions forcément plus importantes. A condition bien sûr que la volonté d'accompagner nos élèves vers la réussite soit avérée...

dimanche 22 novembre 2015

Boule au cœur, sensation étrange...

Boule au cœur, sensation étrange...
Une impression que tout se mélange,
comme en faisant le saut de l'ange:
on vole et on tombe à la fois.

Ce sont ces paroles d'une chanson ancienne de Catherine Lara qui me viennent à l'esprit lorsque je repense à la semaine qui vient de passer. Une semaine étrange, où il fallait survoler ses émotions pour fonctionner correctement, tenter de surmonter des douleurs qui s'étaient estompées depuis janvier dernier, continuer à vivre dans un état second, une sorte de dématérialisation, une séparation du corps et de l'esprit pour continuer à vivre presque normalement: travailler, manger, dormir, faire des courses, faire du ménage, discuter et rire avec mon épouse, mes collègues, les amis, s'occuper à ces petits riens et ces petits tracas qui parsèment notre vie quotidienne...

Ce fut difficile. Ce fut épuisant. Je me suis rarement senti aussi fatigué, l'esprit épuisé par le traumatisme de ces évènements incongrus et insupportables, la pensée bousculée par l'idée qu'on puisse tuer gratuitement, sans autre motif que faire du mal.

Je suis d'une génération qui a été élevée dans la haine de la guerre. Les mots "make love not war" résonnent en moi comme l'écho des mots rares - car ils détestaient en parler - de deux grands-pères blessés en 14, d'une grand-mère qui avait perdu deux frères au Chemin-des-Dames, d'un père maquisard qui avait vu tomber des amis à ses côtés et jamais n'évoquait ces moments de douleur, sauf par intermittence, lorsque le souvenir s'en faisait trop pesant. Pour mes camarades et moi, dans ce début des années 70, alors qu'adolescent je tentais de me construire une individualité, la vie s'annonçait belle, longue, ensoleillée. Pourtant Malraux nous avait prévenu que le 21ème siècle serait religieux ou ne serait pas. Nous y pensions en terme de spiritualité, ce qui ne nous gênait pas dans cette époque où les "communautés" et autres regroupements plus ou moins sectaires foisonnaient, qu'ils fussent à tendances religieuse, philosophique, voire sexuelle. Nous y lisions une grande pétaudière joyeuse, une partouze mondiale dont le seul objectif eut pu être l'épanouissement de l'humanité, un âge d'or longtemps espéré en quelque sorte.

Nous sommes bien entendu rapidement tombés de haut, tant l'être humain est capable du meilleur mais aussi du pire.

Je me rappelle de mon incrédulité en 2001, lorsque les parents d'élèves venus chercher leur enfant en fin d'après-midi m'annoncèrent ce qui se passait à New York. Je me rappelle être resté "scotché" devant mon écran de télévision, tant je n'arrivais pas à comprendre intimement ce qui se passait.

J'ai eu la même sensation d'incrédulité vendredi 13 novembre, alors qu'il était 10h45 - l'heure d'aller au lit - et et qu'avant d'éteindre mon téléviseur sur lequel je visionnais un reportage quelconque je fis un petit tour des différentes chaînes d'information. On tirait dans les rues de Paris. On tuait à la terrasse des cafés ou des restaurants. On prenait une salle de concert en otage... Le malheureux groupe californien "Eagles of Death Metal" a acquis ce soir là une renommée dont il se serait bien passé. Comme les 130 victimes et les centaines de blessés qui ne voulaient que passer une bonne soirée, un bon vendredi soir, un chouette début de week-end dans un Paris paisible où la température était encore douce...

La rentrée n'a pas été simple pour le directeur d'école le lundi matin. Quelles allaient être les réactions des familles? Celles des enfants? Je l'ai écrit dans mon billet précédent, en maternelle nos élèves sont petits et laissent leurs soucis à la porte; je le constate chaque matin, lorsqu'un enfant entre en classe, c'est parfois même physique: j'en ai vu qui littéralement en sautaient le pas; ils laissent le monde extérieur, et entrent dans celui de l'école. C'est une chance, pour eux, de connaître un refuge où ils peuvent se construire individuellement. Il n'y a guère que lorsque leurs valises sont trop lourdes à porter que leur charge nous est parfois dévoilée. Mais ce matin-là, je n'ai rien entendu, je n'ai rien perçu, seuls leur importaient leurs camarades et leurs apprentissages.

J'étais, comme directeur, au portail. D'habitude je suis dans ma classe et une ATSEM s'occupe d'accueillir les familles, mais je sentais qu'il me faudrait être physiquement présent pour tous. Là non plus rien n'est venu; les parents nous font confiance, ils savent que la sécurité de leur enfant est assurée dans la mesure de nos possibilités, et puis ils sont aussi leur propre devoir d'aller travailler pour gagner leur pain. Seule une maman m'a parlé des évènements, une femme voilée, qui m'a juste demandé sans aucune arrière-pensée si nous allions en parler aux enfants. Sans demande de nos élèves, c'était inutile. Contrairement à ce que croit notre administration, l'école française dans son ensemble n'est pas forcément concernée par les soucis légitimes des écoles parisiennes. Et nos élèves de maternelle, contrairement à ce que croit notre administration, n'ont pas dix ans; leur conscience de l'extérieur est parcellaire, volatile, n'a plus d'importance une fois passée la porte de la classe.

J'étais au portail aussi bien sûr parce que j'en avais reçu l'ordre. Ça tombait bien, comme je l'ai écrit cela entrait dans mes intentions, dans ma perception des éventuels besoins des familles de mon école. J'ai d'ailleurs un aveu à faire: depuis quinze ans que je suis directeur d'école, c'est la première fois, - oui, la première - que j'ai eu de mon ministère une réaction immédiate et appropriée quant à nos devoirs et nos responsabilités d'enseignant face au drame. Recevoir dès le lendemain, soit le samedi, des courriels de mon administration de tutelle ainsi que des recommandations, m'a beaucoup surpris, Agréablement. J'en sais gré, j'en félicite l’Éducation nationale, et surtout son ministre actuel que je tiens décidément en très haute estime. Merci Madame Vallaud-Belkacem, merci à votre cabinet, merci à vos services de cette célérité. Pour une fois je me suis senti soutenu dans ma mission de directeur d'école, mes collègues et moi-même ne sommes pas arrivés à l'école le lundi matin l'esprit et les mains vides. Je suis persuadé que votre réactivité a fait beaucoup dans la façon dont les douze millions d'élèves français ont été accompagnés et pris en charge. Si quelqu'un du ministère lit ces mots, qu'il les sache sincères.

Pour autant peut-être aujourd'hui faudrait-il arrêter d'en ajouter. Nous avons compris, nous sommes en "vigipirate alerte attentat", nous devons veiller à ce qui se passe dans nos écoles... Comme tous les jours, quoi. Peut-être avec un peu plus de vigilance que d'habitude. Quoique. JAC, notre illustrateur bien connu, a commis ce matin une excellente illustration que je me fais le plaisir de votre mettre ci (je sais qu'il ne m'en voudra pas):


C'est exactement ça. Dans nos écoles de province, parfois les consignes parisiennes sont disproportionnées, exagérées. Me suggérer d'éventuellement fouiller les sacs de mes parents d'élèves ou des nombreuses nounous est idiot. D'autant plus idiot que n'importe quel imbécile armé pourrait entrer dans nos locaux sans difficulté. Que pourrions-nous faire face à un individu déterminé? Mon école est toute de plein pied avec une légère enceinte grillagée, elle donne sur les champs, tous nos locaux sont pourvus de nombreuses et vastes baies vitrées... Ce n'est pas Paris, ici, je n'ai pas de hauts murs qui datent du 19ème siècle, ni une porte d'entrée en bois massif de deux cent kilos. Certes non fermons tout à clef, mais c'est presque plus pour éviter les vagabondages inopinés qui pourraient tenter les enfants que pour autre chose...


Alors ce qui serait sympa, c'est d'arrêter de m'envoyer des courriels quotidiens quant aux mesures à prendre dans l'école, surtout quand ces mesures sont inopportunes. Je reçois en ce moment dix fois la même chose, ça vient de partout - IEN, DASEN, Ministère... -. Tout le monde m'envoie deux ou trois fois les mêmes courriels, qui disent la même chose, et ces choses ne me concernent pas vraiment. Oui, Madame la Ministre, je vais afficher vos consignes "vigipirate". Mais j'ai reçu l'affiche cinq ou six fois. Stop. J'ai autre chose à faire! Les élèves de ce pays travaillent, le savez-vous? Nous avons nos apprentissages à continuer, des compétences à faire acquérir, des rapports sociaux à faire comprendre. Je m'attends chaque jour à voir débarquer dans mon école un guignol envoyé par la DSDEN pour vérifier que j'ai bien affiché ce qu'il fallait afficher et bien mis à jour mon PPMS. Je le foutrai à la porte, parce que je suis un directeur d'école responsable - et vieux dans la mission en plus - qui n'ai besoin de personne pour veiller à la sécurité de mon école (non, nous ne sommes pas un "établissement", cessez aussi de mettre ces mots quand vous nous écrivez) comme des enfants ou des personnels qui y travaillent. Arrêtez d'en "rajouter", arrêtez d' "en faire trop". Nous avons compris. Nous avons apprécié votre réactivité, mais maintenant il est temps de vivre.

samedi 14 novembre 2015

Comment expliquer l'inexplicable ?

Serons-nous interpellés par nos élèves lundi? Pourrions-nous croire que les conversations de cour de récré ne tourneront pas autour des évènements qui dans la nuit de vendredi à samedi ont une fois de plus secoué notre vieux pays? Nous entendrons des opinions toutes faites, des résumés haineux, colportages de propos des familles en colère. C'est compréhensible, c'est humain, l'émotion est telle, la douleur si intense... Je suis en colère aussi, parce que le temps n'est plus à la peine.

Il nous faudra expliquer, commenter, dans le calme, avec raison. Il nous faudra tenter de faire comprendre que nous Français payons très cher le prix de notre attachement à la tolérance et à la laïcité. Il nous faudra tenter d'expliquer que les extrémistes n'aiment pas les femmes et les hommes qui veulent rester libres de leurs opinions ou de leur éventuelle Foi. Il nous faudra tenter d'expliquer l'inexplicable, soit comment des êtres humains nés dans une nation fière et indépendante qui tente depuis des siècles de faire de sa devise une manière de vivre, instruits par une école qui se veut éloignée des passions, peuvent tuer au nom de Dieu. Moi je ne le comprends pas. Comment pourrais-je l'expliquer?

Mes élèves à moi sont encore petits, et leur intérêt restera lundi à leurs jeux et aux apprentissages, ils resteront joyeux et heureux d'être avec leurs camarades, sans qu'il soit question de couleur de peau ou de religion. Il est rassurant de penser qu'à cinq ans l'égalité et la fraternité ne posent jamais problème. Il est gênant de constater que nous ne savons pas garder cette foi enfantine. Cela m'affecte, moi qui passe mon temps à les accompagner pour qu'ils grandissent... Est-ce une fatalité? Je ne crois pas à la fatalité. Alors où est la faillite? Pour que puissent survenir de telles abominations, que faisons-nous ou que ne faisons-nous pas, à l'école ou dans nos familles, dans notre société que nous imaginons héritière des Lumières et si détachée des émotions?

Depuis minuit, la France est en "état d'urgence", les frontières sont fermées. Nous avons été Charlie, aujourd'hui peut-être sommes-nous en guerre. Trois jours après nos commémorations du 11 novembre 1918, celle qui devait être "la der des der. Trois jours après avoir eu une pensée émue pour nos soldats qui ont récemment donné leur vie sur les divers fronts contre le terrorisme. C'est pour moi le comble du cauchemar.

samedi 7 novembre 2015

Armelle harcèle Marcel...

J'ai suivi avec un certain amusement la polémique qui anime depuis deux semaines le microcosme médiatique parisien au sujet de la vidéo ridicule de Mélissa Theuriau quant au harcèlement qu'elle entendait dénoncer.

Si j'écris "ridicule", d'emblée vous comprenez ce que je pense de ce "clip" inutile et cher. Ce petit film est si caricatural qu'il s'enfoncera de lui-même dans les oubliettes sans qu'il soit nécessaire de l'y pousser. Mais mon propos n'est pas là.

La vidéo ayant été activement dénoncée aussi bien par les syndicats que par la plupart des enseignants sur les "réseaux sociaux", la seule ligne de défense choisie aussi bien par son auteur que par les journalistes a été de dire que si les enseignants en dénonçaient la caricature c'était parce qu'ils niaient l'existence du harcèlement dans le cadre scolaire.

Nous observons typiquement là un niveau de réflexion digne d'une cour de récréation. Tu n'aimes pas le film donc tu ne veux pas reconnaître que le problème existe! Bouh le vilain! Invitée et soutenue par ses copains de Canal+, Mme Theuriau a même poussé le bouchon jusqu'à trouver la polémique "indécente et déplacée". Qu'une profession entière s'estime stigmatisée par une caricature aussi minable passe au-dessus de la tête des ces gens-là qui se pensent certainement meilleurs qu'ils ne le sont.

Sauf que le harcèlement à l'école, quand il existe, est activement combattu par les enseignants. Mais ceux-ci ne commettent pas de communiqué de presse victorieux à chaque fois qu'ils mettent fin à des tentatives enfantines ou adolescentes de maltraitance entre condisciples. Si je qualifie la vidéo en question de ridicule, c'est simplement parce que je la trouve effectivement ridicule, déplacée, qu'elle tape à côté du problème, en un mot qu'elle est tout simplement moche et ratée. C'est compliqué à comprendre? J'aurais préféré que la somme consacrée à ce méfait aille dans la formation des enseignants au repérage et à la lutte contre le harcèlement. Ou s'il était vraiment nécessaire de faire un film, qu'une vidéo plus fine et plus subtile soit conçue et filmée. Mais je suppose que le copinage médiatique...

Le harcèlement existe dès l'école maternelle. C'est un acte collectif, différent d'une mise à l'écart, qui amène un groupe d'enfants à poursuivre, conspuer, embêter voire même battre un de leurs condisciples, pour des raisons souvent de personnalité singulière, pour des questions d'appartenance à une communauté éphémère, ou pour d'autres raisons qui parfois nous échappent. Cela va vite, cela se passe dans les moments intermédiaires -habillage, récréation...-, c'est haïssable et facilement repérable. C'est facile à contrer aussi. Croyez-en mon expérience: une bonne gueulante bien placée et ça s'arrête aussitôt. Attention toutefois à ne pas créer de ressentiment en "punissant" aveuglément un responsable qui ne l'est pas plus que les camarades qui l'accompagnaient, et créerait un désir de vengeance. C'est la même chose en élémentaire, y compris dans les grandes classes: si les enfants sont effectivement sous surveillance, c'est un problème récurrent facile à régler. Je le sais, je l'ai fait. La question est en revanche plus présente au collège pour la raison simple que les moments intermédiaires sont plus nombreux et moins sous observation; il est facile de se cacher, et les adolescents apprennent vite à utiliser des stratégies d'évitement de l'adulte pour accomplir leurs méfaits. Je le sais aussi, je l'ai fait aussi. Je n'en suis pas forcément fier, loin de là. Mais la construction de la personnalité individuelle passe certainement à cet âge par des questions de valorisation et de reconnaissance par un groupe auquel on cherche à s'intégrer. C'est à mon avis un phénomène normal et inhérent à tout regroupement -même adulte d'ailleurs, réfléchissez!- , qu'il faut combattre, mais qui fait également à mon idée partie des rites d'initiation. La disparition des cérémonies de passage à l'âge adulte, ou ce qui en tenait lieu chez nous, mériterait une étude. Pour mieux combattre, il faut comprendre. Notre époque n'est pas douée pour cette démarche: on interdit tout sans chercher de cause, comme un médecin qui soigne des symptômes sans vouloir poser de diagnostic.

Avoir choisi pour ce film de montrer une classe primaire est donc déjà une erreur. Avoir choisi de montrer une enseignante aussi caricaturale est outrageant pour les centaines de milliers d'institutrices et d'instituteurs qui quotidiennement accueillent des enfants singuliers, handicapés, autistes, dyslexiques ou dysphasiques, luttent avec détermination et succès contre les discriminations, contre l'ignorance, contre l'indifférence. Mais on n'en fait pas un film, de cette lutte permanente. J'ai lu sur Facebook une enseignante qui excusait l'image épouvantable colportée par le film en expliquant qu'il fallait n'y voir qu'une allégorie... Pour moi une allégorie suscite l'interrogation, le doute, la réflexion; elle élève l'esprit, elle n'abaisse pas l'individu. Comme si, pour reprendre des mots de Paul Devin, le harcèlement était le fruit "d'un dysfonctionnement des classes, d'un désintérêt des enseignants pour leurs élèves". Quelle image va rester dans les yeux des familles? Celle d'un enseignant aveugle et incompétent. C'est minable, et surtout indigne de l’Éducation nationale, qui prétend vouloir attirer de jeunes adultes et les amener à exercer notre belle mais compliquée mission. Que de ravages! Et puis surtout... il est malheureux qu'une question importante comme celle du harcèlement soit ridiculisée de cette façon, au détriment des vraies victimes.

On ne peut pas dire que Mélissa Theuriau cherche à apaiser la polémique. Oser dire (sur Europe 1): "Je montre une institutrice qui a le dos tourné comme tous les professeurs et les instituteurs qui font un cours à des enfants et qui ne voit pas dans son dos une situation d'isolement, une petite situation qui est en train de s'installer et qui arrive tous les jours dans toutes les salles de classe de ce pays et des autres pays", ce n'est même plus de l'ignorance, c'est du mépris. Il eut été séant que cette dame fasse un tour dans une école. Les enseignants du primaire tournent le dos à leurs élèves? Seigneur... J'en veux terriblement au ministère d'avoir laissé passer une merde pareille. Et d'avoir payé, en plus. Au fait, quel a été le coût de cette saloperie faite sur le dos des instits? Voilà qui va faciliter mon boulot de directeur d'école, certainement, quand -comme la dernière fois que le ministère a voulu faire de la "communication" sur ce sujet- les parents verront du harcèlement dans n'importe quel petit conflit d'enfant... Vous me direz, j'ai l'habitude, j'ai connu ça avec la pédophilie il y a vingt ans. Vous croyez que je plaisante? Je suis un homme -c'est rare- en école maternelle. Je n'ose quasiment plus mettre les pieds dans les toilettes des enfants. Alors quand une petite me demande de lui essuyer les fesses... Non, je ne rigole pas. Et ça ne me fait pas rire non plus.

Quand on en parle, cela me fait penser que les pires cas de harcèlement que je connaisse sont des cas entre adultes. Ne croyez pas que le monde du travail soit une panacée. Les écoles ne font pas exception. Faire partie du GDiD m'a hélas permis d'être au courant de nombreux cas de harcèlement de directrices ou directeurs d'école par leurs "adjoints". C'est là aussi inhérent, cette fois à la mission qui n'est pas encore distincte de celle d'enseignant, et permet à n'importe quel instit de faire souffrir à satiété la ou le pauvre clampin  qui a accepté pour son malheur de vouloir gérer une école. Je connais aussi de nombreux cas, certains proches de moi, de directrices ou directeurs d'école harcelés par leur hiérarchie immédiate, soit des IEN en mal de pouvoir, dictateurs inconscients des souffrances qu'ils provoquent. Je préfère écrire "inconscients", parce qu'autrement nous tombons dans le domaine du sadisme. Je n'épiloguerai pas. Sauf que certains ont été poussés au suicide. Quand on se donne la mort sur son lieu de travail, je ne crois pas que ce soit dû au hasard. Mais nous rentrons dans les arcanes ignorés de l’Éducation nationale, qui ne tient pas de statistiques dans ce domaine, ou les cache soigneusement si elle le fait. Je ne crois pas qu'elle le fasse, la souffrance des personnels est totalement ignorée par le ministère. N'oublions pas que la médecine du travail est absolument inexistante dans l’Éducation nationale! Ma dernière visite médicale date de 1979... Voilà un bel exemple de ce que l' État s'épargne qu'il impose pourtant à toutes les entreprises de notre pays. Comme premier employeur d'Europe, je lui tire mon chapeau. Bravo l'artiste! Et s'il n'y avait que ça.

Bon, allez, j'arrête, je vais me rendre malade. Ce serait un mauvais service à rendre à mes élèves -pas de remplaçant- et à leurs familles. Je vous embrasse, chers lecteurs. Je n'embrasse pas Mélissa Theuriau.