mercredi 22 janvier 2014

Vous allez voir ce que vous allez voir !


"Refondation... rénovation... innovation..." Que de -tions! Voilà le mantra sinistre psalmodié à longueur de temps par les incompétents, penseurs et autres gouvernants qui ne connaissent et ne comprennent rien à l'acte d'enseigner. Nos élèves et nous-mêmes sommes les cobayes permanents de savants fous qui ne comprennent aucunement pourquoi leurs lubies ne fonctionnent pas, rejetant sur le dos d'une profession enseignante qui n'en peut mais les catastrophes et errements qu'ils provoquent. Aujourd'hui par exemple on veut faire du "numérique" le nouveau miracle qui fera accéder tous nos élèves au nirvana de la connaissance... Quelle mauvaise plaisanterie! Son seul côté rigolo est que le lobby du numérique se heurte à celui des éditeurs de manuels scolaires, alors pourtant que l'usage le plus probant et utile qui pourrait être fait des tablettes tactiles serait justement celui de supprimer ces manuels lourds et encombrants qu'il faut renouveler en permanence et qui coûtent la peau des fesses. Mais non, le Conseil Supérieur des Programmes vient de faire savoir que les programmes de l'élémentaire ne serait pas renouvelés avant la rentrée 2015 pour laisser le temps aux éditeurs de refaire leurs satanés bouquins... Faut-il rire ou pleurer? Nos gouvernants ne sont pas à une contradiction près.

Depuis trente-cinq ans que j'exerce, j'y ai droit à chaque élection, sur le ton de "vous allez voir ce que vous allez voir!". Je vois. Les innovations qu'on me proposent aujourd'hui étaient le lot commun au début de ma carrière. "Il faut revenir aux fondamentaux.", nous susurrent-ils d'une voix charmeuse, lesquels fondamentaux ils sont incapables de nous définir. Je ne blague pas, je ne plaisante aucunement: à force de me faire dire tout et son contraire, j'ai fini par admettre que pour la tâche quotidienne et laborieuse qui est la mienne je ne pouvais compter que sur moi-même. Moi au moins je suis conscient de ma propre fiabilité... et je ne sauterai pas à l'occasion d'un remaniement ou d'une dissolution!

J'ai toujours pensé que pour des enfants si jeunes comme sont nos élèves de primaire, la stabilité et la régularité étaient des conditions indispensables à une acquisition sereine de connaissances ou de compétences. Ce qui n'interdit en rien de les bousculer, mais dans le cadre réjouissant et réconfortant d'un fonctionnement clair. Nos élèves sont déjà pour la plupart la proie des perturbations familiales qui deviennent lot commun, inutile d'en rajouter à l'école. Il faut rendre grâce aux enseignants français du primaire de continuer à  tenir le cap. Vaille que vaille nous persistons à apprendre à nos élèves les bases de la connaissance, et nous arrivons à en sortir beaucoup de la mouise dans laquelle certains sont embourbés. Malgré les avanies et les obstacles qui sont mis sur notre route nous persistons à croire en notre mission et à l'exercer. Mais ce n'est pas dans la sérénité.

Car enfin il faut bien admettre que nous sommes traités comme du bétail. Savez-vous chers collègues que votre salaire net va être de nouveau amputé en cette fin janvier? Pour cause de gel du "point d'indice" et d'augmentation des prélèvements obligatoires. Notre traitement n'est même pas similaire à celui des enseignants certifiés du collège, qui depuis de nombreuses années maintenant ont pourtant la même formation et les mêmes compétences que leurs collègues du primaire. Absurde. Indigne. Nos conditions de travail se sont dégradées à un point que jamais je n'aurais imaginé lorsque je suis entré dans la carrière. Ce qui faisait encore il y a peu que nous acceptions cette mission difficile sans trop renâcler est aujourd'hui battu en brèche, au point que plus personne n'a vraiment envie aujourd'hui de devenir professeur des écoles, ou de le rester: âge d'accès à la retraite, indépendance, vacances... Tiens, combien de temps croyez-vous que vous les garderez, vos vacances? S'il n'y avait pas le lobby touristique en France, il y a certainement belle lurette que vous n'en auriez plus autant. Alors réfléchissez avant de râler contre l'industrie du tourisme.

Tout cela ne signifie aucunement que je ne veuille pas certains changements. Ces deux mois de vacances en été ne me seraient peut-être pas nécessaires si je n'étais pas si épuisé en fin d'année. Il faut peut-être reconnaître que notre école n'est plus adaptée aux enjeux du XXIème siècle. Mais si notre Nation veut conserver une école publique de qualité il est peut-être temps de "rénover" nos conditions de travail en même temps que celles de nos élèves. J'admets que je ne suis plus prêt à lâcher aujourd'hui quoi que ce soit tant on m'a bouffé la laine sur le dos.

Là, je parlais en tant qu'enseignant. Mais que devrais-je écrire comme directeur d'école? Méprisé par le public, considéré comme un moins que rien par mon institution, je suis pourtant en première ligne pour appliquer et faire appliquer directives nouvelles, orienter le travail de la municipalité de la commune dans laquelle j'exerce, et autres nécessités techniques quotidiennes. En 2012 notre ministre déclarait qu'il ne pourrait rien faire pour les directeurs d'écoles, en 2013 il a commencé à réaliser qu'un école c'est déjà et surtout un cadre local, en 2014... J'attends ce que le ministre va proposer concrètement, et dont il se vante déjà à longueur de médias, mais je sais d'avance que cela ne me satisfera nullement. Oui, il a bien voulu avancer un peu, mais si peu! Le statut que j'appelle de mes vœux pour me donner enfin les moyens de mon action, je crois que je peux encore l'attendre longtemps. Les moyens pour exercer ma mission aussi. "Refonder" l'école... Illusion, ou prétention? Je ne doute d'ailleurs nullement des bonnes intentions de M. Peillon, je doute simplement pleinement de sa connaissance du terrain comme de ses possibilités d'action. "Vous allez voir ce que vous allez voir!" Nous avons vu, nous voyons. A l'heure où les hauts fonctionnaires de ce pays se voient gratifiés de primes mirobolantes, il me semble difficile de faire abstraction de ma propre situation.

Je fatigue. J'ai trente-cinq ans de métier dans les pattes, trente élèves au comportement difficile, une mission de direction à accomplir quand j'en ai le temps, c'est à dire sur mon temps personnel, et je suis payé à coups de pied au cul. Et je devrais me réjouir, M. le Ministre?

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