dimanche 7 février 2016

Croix de papier...

Un jeune collègue toulousain s'est donné la mort. Un de plus, dont on parle parce que les autres professeurs le vivent extrêmement mal, partagés entre colère et désespérance de n'avoir pas compris ce qui allait se passer. Qu'ils ne se reprochent rien, le suicide est un acte très personnel, qui nous dépasse, qu'on a trop de mal à envisager. C'est un tabou, alors que parfois tous ou presque nous y avons pensé. La souffrance qui y mène reste cachée, personne n'aime montrer sa douleur, au point d'ailleurs souvent que jusqu'à l'ultime instant ceux qui vont succomber à sa tentation feront tous les efforts possibles pour n'exposer que quiétude voire même gaieté. Et nous, qui ne sommes pas loin, nous préférons tous nous laisser berner, parce que nous aussi nous avons nos soucis et nos douleurs, et encore une fois parce que le passage à l'acte de notre collègue nous est difficilement envisageable.

L'administration, comme toujours, veut nous faire croire que le travail n'y est pour rien, qu'il n'a aucune incidence sur le suicide. Pourtant travailler est notre activité principale, nous y passons nos journées, il est primordial dans notre vie. Comment peut-on seulement avoir l'indécence de vouloir l'écarter? Il "n'était pas bien"... D'accord. Je l'ai déjà écrit, il faut évidemment être très mal dans sa peau pour en arriver à cet acte extrême. Mais quand un jeune professeur se donne la mort je ne peux pas une seconde croire que les conditions de travail qui étaient les siennes n'y sont pas pour beaucoup.

J'y ai déjà pensé, moi aussi. J'y pense de temps à autre, comme un acte qui à mesure que j'avance en âge m'apparait de moins en moins compliqué, de moins en moins blâmable. Le suicide n'est pas vraiment pour moi une opportunité. Mais il y a eu un ou deux moments difficiles dans ma vie où l'idée m'a traversé l'esprit. Je ne le montre pas, je n'en parle pas sauf aujourd'hui, mais j'ai connu des souffrances incommensurables. Elles n'étaient pas physiques mais morales, j'étais dans un état nerveux abominable. Je me suis un peu réfugié dans l'alcool à certaines époques de ma vie, dans le tabac aussi qui lénifie et peut être une aide insoupçonnable. Si ma consommation d'alcool est désormais raisonnée, je continue à fumer comme un pompier. Sans ce soutien quotidien, je crois que je ne pourrais pas continuer à travailler. Cela vous parait étonnant? Tant mieux pour vous si vous ne connaissez pas le profond sentiment de frustration, de honte, de découragement, qui moi malgré mon expérience me saisit souvent encore. Nous autres enseignants travaillons moins avec notre corps qu'avec nos nerfs, il faut être jeune et - pardon! - inconscient pour s'abstraire des contraintes, des échecs, des agressions sonores ou autres, soit qu'on ne s'en rend pas compte soit qu'on arrive à les négliger. Ou alors comme notre jeune collègue...

Mes maux se traduisent physiquement. J'ai le dos en capilotade depuis deux jours, je souffre à chaque mouvement. Rien d'étonnant, je sais pertinemment que je suis épuisé. Comme on dit vulgairement j'en ai "plein le dos" et ça se traduit ainsi. Ne croyez pas au hasard ou à la concomitance lorsque cela vous arrive: "j'ai dû faire un faux mouvement!"... Oui, c'est possible, c'est peu probable. Je travaille en maternelle depuis tant d'années que j'ai appris depuis belle lurette à me pencher avec circonspection, à plier doucement mes genoux lorsque je veux être à hauteur d'élève - quoiqu'un de mes genoux est aussi en train de lâcher - , à me déplacer avec rapidité mais soin entre mes ateliers, et autres astuces qui évitent de mettre son corps à rude épreuve. En revanche, je ne sais toujours pas ménager mes nerfs. Ma mission de directeur d'école en rajoute une couche, et face à l'accumulation des devoirs et responsabilités, ceux que je me donne comme ceux qu'on m'impose, je finis mes journées littéralement bouffé par mon travail. Nerveusement, et aujourd'hui également physiquement tant la coupe est pleine.

Mes petits élèves me regardaient bizarrement vendredi en me voyant grimacer de douleur à chaque mouvement, le dos coincé ou le genou bloqué. Ils m'ont un peu épargné, du coup. Ils ont bon fond, ces petits monstres.

Une collègue férue d'astrologie m'a sorti vendredi mon horoscope de la semaine. Il m'a bien fait rire, mais jaune: "Pour profiter de la phase de profonde régénération que vous vivez cette année, vous devrez accomplir un renoncement." Voilà une phrase certainement passe-partout, mais bien adaptée à mon état d'esprit. Je le crois, je dois choisir, entre faire la classe ce qui m'épuise, et être directeur d'école ce qui me frustre profondément tant les conditions d'exercice en sont absurdes. Il n'existe rien dans l’Éducation nationale qui me permettrait à l'âge qui est le mien d'utiliser à bon escient une expérience chèrement acquise dans deux missions d'importance, celle d'enseigner à la petite enfance et celle de diriger une école, tout en me ménageant. Aucune passerelle, aucun poste adapté. Pourtant j'aurais tant à raconter, à expliquer, à faire comprendre à de jeunes enseignants qui certainement seraient avides de ce que je pourrais leur dire. Concrètement je n'ai d'autre choix que laisser de côté la direction d'école pour ne conserver que la classe, car un poste de directeur non chargé d'élèves est d'une telle rareté que même avec l'excellent barème qui est le mien j'ai très peu de chance de trouver... et de m'y plaire. J'en ai trop vu des vieux directeurs d'école usés comme je le suis terminer leur carrière sans plus y croire dans une très grosse école dans laquelle ils restaient un ou deux ans avant de tirer leur révérence. Pas trop pour moi, ça. Mais si je ne choisis pas, si je reste dans ma situation actuelle, j'ai peur de me déclencher une merdouille quelconque et d'y laisser ma peau. J'ai encore des choses à faire avec mon épouse, j'aimerais pouvoir au moins un peu profiter de ma retraite. Il me reste au mieux deux ans à faire, au pire cinq, j'espère arriver au bout. C'est amusant, j'écris ça comme s'il s'agissait d'une peine de prison. Enfin, amusant... Cinq années à tirer.

Je vous laisse, je ne peux plus rester assis, j'ai trop mal et je me tortille dans mon fauteuil. Bonne journée, bonnes vacances à ceux qui les débutent.

3 commentaires:

  1. Je me reconnais bien dans cette situation d'enseignant-directeur épuisé. Moi aussi mon dos me fait comprendre souvent qu'il n'en peut plus. Il y a dix jours, il m'a cisaillé encore une fois simplement parce que je reposais une éponge à sa place... Ce métier est un combat. J'ai la chance d'avoir des élèves supers, de bonnes relations avec les collègues, avec les parents, la mairie... Ca aide, mais ça ne suffit pas. Le soir, si j'ai le malheur de me reposer un instant sur le canapé, je m'endors aussitôt, me réveille à 23 h, et finis mes corrections à point d'heure... Qu'on soit jeune ou chevronné dans le métier, toujours ce même sentiment de tout donner, et de finir les journées vidé. Quelques heures de sommeil pour récupérer, et c'est reparti.
    Courage !

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  2. Jac, une solution : la maternelle ! Plus de corrections !
    Blague à part, je pense effectivement que ce métier est usant.
    Quand j'ai commencé, y'a 25 ans, lors du passage de la visite médicale (la seule que j'ai eue de toute ma carrière), on m'a dit "vous allez enseigner en maternelle ? attention à votre dos"... ben oui, on en est tous là. Et mes genoux lâchent aussi...
    Mais enseignant, ce n'est pas un métier "pénible" au sens qu'on pourrait éventuellement avoir droit à une prime de pénibilité, ou à partir plus tôt en retraite...
    Si le stress était compté, et la frustration, et le mal de dos, on partirait à la retraite à 50 ans ;-)
    Bon courage ! et bonnes vacances (ce que ça peut être agréable de rester au lit quand les autres vont bosser !)

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  3. Quant à la médecine du travail, on peut toujours rêver...
    Un vrai scandale !

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