samedi 7 mai 2016

Les dangers du scientisme éducatif...

Ma surcharge de travail ces derniers mois m'a - à mon grand dam - fait louper plusieurs billets d'Olivier Rey. Profitant de ces quelques jours de repos pour me remettre au parfum, je découvre à mon grand plaisir quelques considérations étayées qui me confortent dans ma méfiance de ce que je pourrais appeler un  "élan scientiste" dans l'éducation, dont depuis plusieurs années je constate la virulence dans sa volonté d'implantation, et surtout je perçois les dangers.

Au même titre qu'il y a vingt ans on a commencé à médicaliser la difficulté scolaire, on veut aujourd'hui nous faire croire que tout ce qui est "apprentissage" scolaire serait scientifiquement mesurable et donc forcément réitérable. J'ai dénoncé lorsque j'étais beaucoup plus jeune les dérives psycho-sociales des réseaux d'aide qui existaient alors dans les écoles, et leurs faillites: toutes les difficultés infantiles étaient alors considérées comme les fruits de difficultés psychologiques généralement liées à l'entourage familial, ou autres billevesées. Si je ne veux pas nier l'importance du contexte familial et de l'éducation apportée à la maison, cette approche n'était pas suffisante, et surtout son traitement était totalement inefficace. Les connaissances scientifiques récentes permirent alors de découvrir quelques pathologies jusqu'alors ignorées, et de définir un certain nombre de dysfonctionnements - dysphasies, dysgraphies, dyscalculies, etc - qu'il devenait alors possible de pallier grâce à des techniques individualisées. Ce fut un gros progrès. Mais il devenait trop simple de considérer alors chaque difficulté comme un possible handicap; cela apportait un certain confort aux familles qui ne se voyaient plus remises en question, et cela rassurait des enseignants confrontés qui pouvaient alors se déclarer incompétents. Le système étant ce qu'il est, il tomba alors dans la médicalisation de la difficulté. Votre enfant est insupportable? C'est certainement qu'il est hyperactif. Il a des problèmes en maths? Il est dyscalculique, etc. Parallèlement d'ailleurs se fit jour une obsession pour les tests de QI, pratiqués au petit bonheur par des médecins aux connaissances sommaires. Combien d'enfants géniaux - pardon, "intellectuellement précoces" - fit-on semblant de découvrir à cette époque? Un milieu médical pas trop regardant frétillait d'aise qui se voyait soudain autorisé à tailler des croupières aux enseignants.

Il ne s'agit pas pour moi de refuser certains diagnostics, qui ont permis et permettent à de nombreux enfants de retrouver la confiance qu'ils avaient perdue et de résoudre leur problème. Loin de moi cette idée. Mais la médicalisation des troubles des apprentissages a eu autant d'effets pervers qu'elle a eu d'intérêt. D'abord elle a permis une absence de remise en cause des méthodes d'enseignement et un retour forcené à l'apprentissage doctoral. Pardi! Si un enfant n'y arrive pas, c'est qu'il est handicapé! C'est l'époque où l'école maternelle que je connais bien a abandonné tout ce qui faisait sa singularité - jeu, travail manuel, plaisir de découvrir... - au profit d'une "primarisation" acharnée, les "grandes classes" de maternelle tout à coup composées d'une majorité d'enfants normaux, de trois "dys" et de deux génies, devenant soudain des CP avant la lettre, abreuvés de "fiches" et autres documents totalement déconnectés de la réalité de la petite enfance. C'est allé très vite! Autant l'école maternelle avant 1990 ne faisait que peu de cas des "apprentissages" structurés, autant celle qui a suivi est devenue scolaire - dans le mauvais sens du terme - avec la bénédiction explicite des intellectuels et du ministère. Pas de milieu! Il faut dire qu'enseigner ainsi, avec des élèves silencieux en rangs d'oignon, devait paraître plus simple et plus confortable pour de nombreux jeunes enseignants qui n'avaient pas connu l'école maternelle de leurs proches aînés. Évidemment ce fut une catastrophe.

Les récents programmes de maternelle, le CSP en soit loué, reviennent aux fondamentaux d'une éducation adaptée à la petite enfance: découverte par le jeu, autonomie, plaisir, sans pour autant négliger les apprentissages. Enfin un juste milieu, après tant d'années d'errance! Mon cœur de vieil instit se réjouit fortement de se voir conforté dans ce qu'il a toujours perçu... et pratiqué, je l'avoue, tant je crois aux possibilités et au potentiel des individus, aient-ils cinq ans. Cela évidemment n'exclut pas la possibilité de rencontrer parfois un enfant ayant malheureusement pour lui un trouble reconnu, mais cela autorise aussi une approche adaptée et individualisée au sein de la classe, sans exclusion ni mise au ban. A condition que le milieu médical ne lui ait pas trop mis le grappin dessus, envoyant la moitié de la semaine en hôpital de jour des enfants qui mériteraient certainement un meilleur accueil. J'exagère? Non, je connais quelques exemples.

On avait ouvert la boîte de Pandore. Après la médecine, d'autres milieux scientifiques se crurent soudain autorisés à donner leur opinion et à fustiger l'incompétence du milieu enseignant ou une prétendue absence d'ouverture. Cela permettait d'ailleurs, après avoir tué la "psychologie scolaire", de remettre en cause les "fausses sciences" dont en particulier celle de l'éducation. On vit apparaître le Saint Graal des médias, les neurosciences.

Ah, les neurosciences... On ne connait rien du fonctionnement du cerveau, on ne peut qu'observer un certain nombre de phénomènes, de préférence en IRM, avec des capsules collées sur la tête. On constate tout et rien, aucun scientifique qui travaille sur le sujet n'est d'accord avec son voisin. Mais on voit de belles images avec de splendides explosions de couleurs, et on en tire des conclusions, et surtout pour les processus éducatifs. Quel orgueil.

Olivier Rey en parle très bien dans un billet du 28 avril:

"A l’occasion d’un article hagiographique sur Céline Alvarez, on a pu lire récemment, dans un magazine bien connu dans le monde éducatif, la phrase suivante : « Les neurosciences sont les seules à pouvoir nous renseigner sur la complexité de l’être humain » ( «Le cerveau d’un enfant varie selon la pédagogie qu’on lui applique », Lorraine Rossignol, Télérama, 19 février 2016).

Dans son simplisme grotesque, l’affirmation a suscité quelques vives réactions de lecteurs, mais la plupart des professionnels de l’éducation se sont contentés de réactions narquoises. Sur le fond, elle ne fait pourtant que caricaturer ce que l’on entend parfois, y compris dans certaines institutions de l’éducation nationale.

C’est un mouvement qui évoque le ressac : l’agenda médiatique ou politique est régulièrement saisi par telle ou telle personnalité qui invoque l’urgence de donner une base scientifique aux pratiques éducatives.

Cela évoque souvent une réplique de (mauvais) boulevard :
  • Sur un ton expert indigné : « comment est-il possible qu’à notre époque on ne se décide pas à enfin utiliser les acquis de la science pour enseigner !? » ;
  • Sur un ton politique exaspéré : « il faut en finir avec l’idéologie et enfin appliquer dans les salles de classe les méthodes appuyées sur des vrais sciences » ;
  • Sur un ton universitaire sarcastique : « il faudra m’expliquer pourquoi on ne pourrait pas appliquer à l’éducation les protocoles scientifiques qui ont fait leur preuve dans les autres domaines » ;
  • Sur un ton journalistique: « de nouvelles recherches capitales pour l’éducation de nos enfants sont pourtant ignorées par le système académique ! ».  ..."

Cela fait très longtemps que les intellectuels se posent des questions sur les processus d'apprentissage. L'IFE par exemple, regroupe un certains nombre de chercheurs en Sciences de l'éducation. Cette veille intellectuelle, depuis Henri Marion en France, a permis de comprendre beaucoup sur le développement cognitif et ses conditions. Mais aujourd'hui les sciences "exactes" voudraient purement et simplement éliminer les sciences de l'éducation, au titre d'une "hiérarchie de sens commun, partant des sciences expérimentales, considérées comme les plus « scientifiques », pour aller jusque vers les disciplines les plus littéraires, qu’on ose même plus qualifier de science." (Olivier Rey, Op.cit.)

Cette idée fait purement et simplement abstraction des conditions dans lesquelles s'exerce le noble métier d'enseignant. On voudrait nous faire croire que tout est rigoureusement mesurable et forcément réitérable, comme toute bonne démonstration chimique ou mathématique. Mais une classe n'est pas une éprouvette, les conditions d'expérimentation ne sont pas strictement reproductibles, les enfants ne sont pas des rats de laboratoire. Cette approche fait fi de l'individu et de sa construction préalable, comme des conditions d'enseignement ou de la fascinante hétérogénéité du groupe.

Ne vous leurrez pas, c'est un vrai danger! Un puissant mouvement positiviste est en marche, et on en constate à l'école régulièrement les effets ou les tentatives d'intrusion. Un bon exemple en est l'idée des "bonnes pratiques", contre laquelle je m'insurge fortement. Si on peut comprendre, comme l'exprime Olivier Rey dans un autre billet, une "demande légitime des décideurs", il y a lieu aussi de rappeler qu'éduquer "n'est pas une somme de techniques":

"... la question des bonnes pratiques représente un problème réel quant à la conception de l’action éducative qu’elle sous-entend.

Elle implique en effet qu’il est facile d’identifier des pratiques suffisamment robustes pour servir d’exemples voire de modèles dans une pluralité de contextes éducatifs. Elle va de pair avec une idée de gestes et de connaissances suffisamment isolables et documentés qu’ils peuvent être répliqués et transférés.

Autrement dit, parler de bonne pratique revient souvent à considérer qu’une action éducative peut se résumer à une technique précise, qu’on peut transporter et reproduire sans difficultés majeures. On a multiplié ces dernières années les standards de résultats dans l’éducation, c’est-à-dire les objectifs que l’on fixe pour un système éducatif. Avec les bonnes pratiques, il est question de définir également des standards de production.

C’est là où le bât blesse, car l’éducation est rarement un ensemble de procédures techniques.

On compare souvent de façon abusive l’éducation à la médecine, pour imaginer une action éducative qui pourrait se conformer à certains protocoles scientifiques, comme on le fait dans les hôpitaux. Or, si la chose est déjà délicate en milieu médical, elle devient un casse-tête en milieu pédagogique. Dans une école, il ne s’agit pas en effet de “guérir” un élève de quelque maladie et à court terme, mais de lui faire apprendre quelque chose qui devrait lui servir durant toutes ses études, voire toute sa vie. L’essentiel des questions d’apprentissage ne relève heureusement pas des “troubles” de l’apprentissage (dyspraxie, dyscalculie, etc.) même si l’on a assisté ces dernières années à de vraies dérives en matière de médicalisation de l’échec scolaire.

Si on accepte la comparaison avec la médecine, on est en fait plus proche d’une éducation à un comportement qu’à la reproduction de protocoles de soin. Or, on sait comme il est compliqué d’éduquer à des comportements aussi élémentaires que l’hygiène corporelle ou alimentaire : même le fait d’habituer les personnels médicaux à se laver systématiquement les mains (pour prévenir les maladies nosocomiales) était tellement compliqué à obtenir qu’il a suscité de nombreuses recherches!

Ensuite, il faut bien reconnaitre qu’on ne peut évacuer la question des “valeurs” qui est omniprésente dans toute pratique éducative. On le constate évidemment dès lors que l’on traite de questions qui touchent à des questions vives (le racisme, la religion, la citoyenneté…) : enseigner l’évolution en SVT est devenu parfois tout aussi délicat que d’enseigner l’histoire de la colonisation.

Cette question des valeurs va pourtant bien au delà et se rencontre dans tous les enseignements si l’on prend la peine d’y réfléchir. Comment présente-t-on les savoirs qu’on enseigne: comme une description du monde ou comme l’état actuel des connaissances? Quel statut donne-t-on à l’erreur : celle d’une faute qu’on sanctionne ou d’un moment inévitable dans l’apprentissage? Veut-on former des élèves qui savent défendre leur point de vue et argumenter ou au contraire des élèves qui respectent d’abord la parole des aînés?

En quarante ans, certaines pratiques ont évolué et d’autres sont devenues interdites dans l’enseignement. Les punitions corporelles sont par exemple proscrites aujourd’hui, non pas tant au nom de l’efficacité qu’au nom de certaines valeurs. La mixité est devenue largement la norme dans les classes, de façon relativement récente (et parfois contestée…). Or ces valeurs sont différentes selon les pays, les cultures, les religions, les groupes de référence.

Les objectifs même qu’on donne à tel ou tel savoir enseigné peuvent varier. En histoire, sans même parler de périodes à privilégier ou à éviter, on sait bien qu’il y a des conceptions différentes de l’enseignement qui vont d’une histoire comme récit édifiant pour les jeunes générations jusqu’à une histoire qui vise d’abord à “faire faire” de l’histoire, c’est à dire à comprendre ce qu’est une source historique, à comparer et vérifier les traces, etc.

Comment, dans tous ces cas de figure qu’on pourrait multiplier à loisir, fixer des “bonnes pratiques” univoques ? L’étalonnage qui est bien souvent implicite derrière le Benchmarking s’avère ici problématique..."

En somme, on tendrait à vouloir nous faire croire qu'enseigner n'est qu'un corpus de techniques que les enseignants dans le meilleur des cas ignorent, dans le pire refusent d'appliquer pour d'obscures mais certainement inavouables raisons. L'apprentissage de la lecture, par exemple, est forcément "global" quand un enfant a des difficultés, et c'est donc la faute de l'enseignant. Voilà qui est facile! Voilà qui est pratique! Voilà qui évite de se poser d'autres questions quant à l'efficience du système, ou celle de la formation initiale ou continue... C'est dans le même esprit que l'on veut absolument nous imposer des évaluations normées absurdes qui laissent de côté l'évolution globale de l'individu et ses compétences individuelles au profit de notions certes utiles pour la poursuite des études, mais qui récusent le potentiel d'un enfant dans des domaines qui peuvent même être non-scolaires, comme son droit à grandir à son propre rythme. Je ne veux voir qu'une seule tête?

Bien entendu, je ne cherche pas non plus à nier l'intérêt de telle ou telle "technique", même si son application si elle est formalisable n'est pas forcément pour autant aisée à faire. On connait par exemple aujourd'hui tout l'intérêt de l'apprentissage de l'écriture manuscrite cursive et liée pour la construction de la pensée et l'acquisition de la lecture, passage direct de la main au cerveau. Tout enseignant de maternelle digne de ce nom sait à quel point la conquête des compétences corporelles est un préalable indispensable à tout apprentissage. Un jeune enfant doit connaître son corps, en expérimenter les possibilités pour les dominer. Le mouvement du bras, du poignet, de la main, doit être maîtrisé mais pour cela il doit être pratiqué. Si l'enseignant a cette connaissance, alors les techniques d'apprentissage de l'écriture deviennent aisées à appliquer, et l'enfant y trouve son compte. Mais encore faut-il que l'enseignant soit formé. Lui faire parvenir en courriel des instructions sur ce thème avec un petit film aussi bien fait-il soit-il ne suffira pas à assurer une application productive des techniques. Pire, elles peuvent être au mieux inefficaces, au pire dangereuses ou sources de blocages.



Le scientisme pédagogique est un réel danger aujourd'hui pour l'école. Croire que tous les enfants grandissent de la même façon et au même rythme, qu'on peut les éduquer comme on dresse des chevaux, est absurde et illusoire. Croire que l'éducation pourrait être une science "exacte" est, je ne mâcherai pas mes mots, une crétinerie. Enseigner est une discipline difficile, qui réclame de puissantes capacités d'analyse des situations et de compréhension de ces individus qu'on appelle nos élèves, ainsi que de grandes capacités d'adaptation. Il faut de l'empathie et avoir envie de faire un travail de "passeur". Jamais un cours en ligne, jamais un robot quelconque ou une tablette numérique, aussi bons outils puissent-ils être, ne saura remplacer ces êtres particuliers que sont les professeurs. Alors certes il y en aura toujours des bons (beaucoup) voire des excellents (nombreux aussi), ainsi que d'autres moins bons ou exécrables, le milieu enseignant étant à l'image de notre société et de sa pluralité. Mais clairement on ne pourra jamais schématiser idéalement la façon d'enseigner. Et c'est tant mieux. Car je préfère définitivement une école permettant dans l'absolu l'explosion des capacités et des trajectoires individuelles, même construites dans l'opposition, à une société de clones aux compétences similaires dont à jamais seraient exclues l'imagination, la fantaisie, ou la vision artistique.

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