La fin d'une année scolaire porte toujours un lot étrange de sensations et de sentiments. La sensation d'abord bien sûr d'être libéré d'un poids immense, mais aussi un curieux sentiment de nostalgie. Je ne parle pas de la charge de la direction d'une école, qui elle restera présente en arrière-plan tout au long des vacances, mais de celle de mes élèves. Chargé de classe à temps plein, je ne peux pas m'abstraire de la responsabilité qui m'est donnée d'accompagner chaque année une trentaine de loupiotes et loupiots avides.
Cette avidité prend des formes différentes selon l'enfant qu'elle concerne. A l'âge qu'ont mes élèves, soit entre quatre et six ans, ils ont autant envie d'apprendre que besoin d'être écoutés, aimés, et aussi de bouger, courir, s'exprimer physiquement et oralement, de crier parfois. Qui ne connait pas la petite enfance ne peut pas comprendre la vampirisation qu'opère un petit, l'énergie qu'il draine, la pompe physique et intellectuelle qu'il représente.
Quand ils "arrivent" dans ma classe, la plupart ne me connait que très peu. Si je rends souvent visite aux autres classes - du moins le plus qu'il m'est possible -, s'ils m'ont "pratiqué" de temps à autre lors d'activités collectives quand je dirige la chorale de l'école ou lorsqu'hélas le Directeur que je suis doit les disputer à l'occasion d'un déplacement ou d'une des rares récréations communes, en réalité les enfants de l'école ne savent pas vraiment qui je suis. Alors ils ont peur. Ou plutôt ils ressentent un mélange de crainte et d'envie : l'envie de venir dans ma classe - il y a des ordinateurs... c'est la classe des "Grands"... il s'y passe sûrement des choses étonnantes ! -, et la crainte de l'homme que je suis. Oui, un homme dans le primaire c'est rare, ne parlons même plus de l'école maternelle dont le nom simplement ne porte guère d'ambiguïté. Que de fantasmes pour ces petits ! Car si nous appelons nos élèves les plus âgés les "Grands", ce sont bien des petits en réalité. Ils ont chacun leur personnalité déjà, ce sont des individus à part entière avec leurs attitudes, leurs compétences, leur comportement propre. Leur page n'est plus vierge. Pour autant tout un livre reste à écrire.
Ils comprennent vite qui je suis. Je braille quand c'est nécessaire (une petite disait, à l'occasion d'une admonestation collective dans le couloir, "Pa'cal y rou'pète!"). Je suis aussi souriant, et volontiers blagueur... C'est souvent que je les provoque avec une plaisanterie, certains rapidement n'hésitent pas à me "charrier" à bon escient, et nous rions tous ensemble plus qu'à notre tour. Oui, l'homme que je suis accepte volontiers de câliner lorsque c'est nécessaire, ils sont vite rassurés sur ce point, je suis consolateur parce qu'une peine enfantine est trop importante pour rester ignorée. Et puis il y a le travail... Ah, le travail ! Ils apprennent en à peine plus de temps qu'il en faut pour l'écrire que je suis exigeant dans le travail, qu'ils feront chaque jour de la lecture et des maths et du graphisme ou de l'écriture, que c'est important d'apprendre et de savoir faire, que j'exige qu'ils écoutent mes explications, que l'erreur est normale et fait partie du processus, que j'accepte les hésitations mais qu'il est nécessaire de "se lancer" même si on est dans l'incertitude, que je donne un coup de main quand vraiment on en a besoin, que recommencer son travail n'est pas une punition mais une des conditions de la réussite... Je n'ai aucun boulot raté, je n'ai que des manipulations et des travaux réussis, parce que les enfants et moi nous en donnons les moyens à la mesure des besoins de chacun.
Autant vous dire qu'à la sortie de fin d'après-midi le maître n'a plus de jus. Les enfants non plus. Mais il est rare que je ne sois pas satisfait. Les enfants, eux, grandissent. Ils le sentent, ils le savent. Ils apprennent leur métier d'élève et après quelques semaines, quelques mois, ils le maîtrisent, chacun à son rythme.
Alors la fin de l'année porte ce sentiment bizarre et contradictoire d'accomplissement, de regret mais de soulagement d'avoir terminé, et la nostalgie de les voir partir alors qu'on est trop content qu'ils le fassent ! Vous êtes trop grands maintenant, il vous faut aller votre chemin, continuer ce parcours difficile, voir d'autres personnes et d'autres organisations, continuer votre apprentissage, grandir, grandir, grandir...
Depuis que nous avons visité la classe de CP le comportement des enfants a changé. Ils ont vu leur future maîtresse, ils sont revu leurs camarades qui avaient quitté l'école l'année précédente et qu'ils ont trouvés bien différents. C'est donc vrai que nous allons partir ? C'est donc vrai que nous allons quitter ce douillet cocon dans lequel nous passons le plus clair de notre temps depuis au moins trois ans ? C'est donc vrai que nous ne pourrons plus papoter à quatre ou cinq aux toilettes en faisant pipi ? Je me demande si quelques-uns n'envieraient pas les anciens Romains - s'ils les connaissaient - qui eux aussi transformaient leurs latrines en lieux de réunion.
Oui mais voilà : j'ai décidé de vous laisser partir, j'ai décidé de vous laisser grandir. Pour la plupart vous ne le savez pas encore mais vous le sentez bien : votre place n'est plus ici. Il vous faut autre chose, voir d'autres gens et d'autres fonctionnements, aller plus haut... Je le sens bien, moi, que le temps de la petite enfance est passé pour vous. Vous allez apprendre à lire - je sais, Léonie et Maxime savent déjà -, c'est un monde nouveau qui s'offre à vous, sur lequel vous devez vous précipiter avec la soif et la faim dont vous savez faire preuve.
Je vous aime trop pour avoir envie de vous retenir.
Vous m'aimez aussi, je le sais, vous n'avez pas cessé de me le montrer depuis cette visite au CP. Vous voulez que je vous prenne dans mes bras, vous me le dites - "Pascal, je t'aime, tu sais." -, vous grimpez sur mes genoux à deux ou trois, quitte à vous battre pour le faire, lorsque par malheur il m'arrive de m'asseoir quelque part. Cela s'est amplifié ces deux dernières semaines... "Ma" Laura, dont j'ai à peine entendu le son de la voix pendant deux ans qu'elle a été avec moi, me déclare soudain que "Pascal tu vas me manquer." avec un sourire merveilleux de lumière et d'affection. Même les enfants moins faciles, ou dans la difficulté déjà, me montrent qu'ils ont compris combien j'avais investi en eux pour qu'ils progressent. Ils en ont pris plein leur grade toute l'année, ils ont changé, ils ont appris, ils m'en sont gré.
Que pourrais-je demander de plus ? Avec la fatigue qui est la mienne, avec la lassitude que je ressens après quarante années de cet investissement, avec les problèmes physiques - nombreux - que je tais et l'usure, je reste aussi innocent chaque fin d'année comme je reste innocent chaque début d'année, comme j'accueille indifféremment X ou Y, fille ou garçon, que soient couleur de peau ou religion, facilités ou difficultés : chaque enfant est un monde en devenir, et on ne le ressent jamais plus qu'à l'école maternelle. Je ne souhaite toujours qu'une seule chose à mes élèves : qu'ils deviennent des adultes responsables, aimants, qu'ils fassent bénéficier chacun de leurs compétences et de leurs connaissances, qu'ils acquièrent et transmettent, qu'ils soient heureux ou presque, qu'ils aiment et soient aimés. Et puis que peut-être, dans un coin de leur mémoire, dans un coin de leur cœur, sans qu'ils sachent dire qui comment ni pourquoi, ils aient une pensée fugitive pour moi, qui sait ? Une pensée comme un prière sont des choses précieuses, des pierres rares qu'ils faut choyer, car aucune démonstration d'amour ne sera jamais vaine.