Saviez-vous que les directeurs d'école portaient une "deerstalker" ? C'est une casquette à la Sherlock Holmes, avec deux côtés et deux visières, elle est fournie gratuitement par l'administration lorsque vous devenez directeur d'école. D'un côté il est marqué "Enseignant", et de l'autre côté "Directeur", et selon le moment et le rôle que vous tenez vous devez tourner la casquette du bon côté, ce qui occasionne pendant la journée de rigolos tournoiements de casquette...
Je plaisante, bien entendu: jamais l’administration ne nous fournirait un tel accessoire gratuitement.
Depuis que je suis directeur d'école, et ça commence à faire un bout de temps, je me suis toujours perçu comme le dieu romain Janus, gardien des clés de l'école, avec deux visages opposés l'un tourné vers mes élèves et l'autre vers le bureau du directeur d'école. Afin de conserver un minimum d'efficacité pour mon travail avec mes élèves, qui reste mon rôle le plus important à mes yeux -et de loin- tant que je porte cette double casquette, je me suis toujours arrangé pour organiser mon temps de la manière la plus efficace, avec un agenda quotidien tiré au cordeau: à telle heure je prépare le travail de mes élèves, à telle heure je fais ceci en classe, là j'ai dix minutes que je peux consacrer à la direction, à cette heure-là je ferai tel papier pour mes parents d'élèves, etc. Pendant longtemps cette organisation a bien marché, même si de temps à autre un léger impondérable bousculait un peu cet agenda quotidien. Mais ce n'était rien que ponctuel et facilement surmontable.
Puis les années se sont accumulées, les tâches réclamées par mon administration aussi, surtout lorsque internet et le courrier électronique sont apparus dans les bureaux de ce qui était alors l'Inspection Académique. S'est ensuivie une pluie quotidienne d'informations et de réclamations inutiles envoyées en plusieurs exemplaires. C'est la loi de Parkinson: « Les fonctionnaires se créent mutuellement du travail », et c'est une maladie fondamentale des bureaucraties administratives que j'ai déjà dénoncée: les fonctionnaires de bureau, depuis les rectorats jusqu'aux IEN, croient devoir justifier leur existence en inventant des tâches redondantes et superfétatoires qu'ils n'arrivent forcément plus à assumer au bout d'un temps donné, et finissent par s'en décharger sur leurs subordonnés qui finissent eux-mêmes par s'en décharger... sur les directeurs d'école; on touche de près le principe de Peter (je vous laisse le loisir de chercher sur internet de quoi il s'agit). Pour parfaire le système, on nous demande depuis quelques années de répartir nos heures de travail d'une façon très bureaucratique qui est parfaitement égale pour toutes les écoles, selon un emploi du temps d'une rigidité exemplaire et d'une absurdité réjouissante si on garde un peu de lucidité, car qui sur le terrain peut croire qu'une toute petite école maternelle et une grosse école élémentaire ont le même fonctionnement et les mêmes besoins? Tous les directeurs d'école ont donc ces dernières années été contraints de remplir des tableaux informatisés ingérables pour leurs destinataires et donc à l'inutilité indiscutable. Mais je suppose que cette tâche chronophage et énergivore a rempli d'aise quelques fonctionnaires de l’Éducation nationale qui la pensaient source de pouvoir, au lieu d'y voir un harcèlement injustifiable.
S'il ne s'agissait que de travail de bureau, rien de tout cela ne serait vraiment insurmontable, quitte à remplir à la va-vite et n'importe comment tout ce qu'on nous réclame -qui d'entre nous ne l'a pas fait au moins une fois?-. Mais nos responsabilités ont enflé au même rythme que la paperasse administrative. Comme nous l'écrivent au GDID de nombreux directeurs d'école pris entre deux feux, si nous intervenons auprès de nos adjoints pour faire respecter ne serait-ce qu'une règle de surveillance indispensable à la sécurité de nos élèves nous sommes considérés comme d'insupportables dictateurs -qui seront bien entendu dénoncés à un syndicat quelconque-, mais si un accident se produit c'est le directeur qui en devient responsable alors qu'il n'a rien pu faire contre ce défaut de surveillance. Où est la logique? Le directeur a aujourd'hui le devoir d'imposer règles et contraintes sans en avoir le droit. Notre administration pense certainement que notre aura de directeur doit suffire. Quand on sait le nombre de directions d'écoles qui dans ce pays chaque année ne sont pas pourvues, quand on sait le nombre de directeurs qui chaque année dégoûtés lâchent leur mission, quand on sait le nombre de directeurs qui chaque année se font insulter ou battre par les familles, ou sont harcelés par leurs adjoints... l'aura du directeur d'école a disparu depuis des lustres.
Mais soit. Admettons que notre double mission soit gérable. J'enfile ma "deerstalker" de directeur d'école maternelle, et je vais faire classe à mes 29 loupiots excités de quatre et cinq ans avides de jeux moteurs ou intellectuels et de connaissances. J'aime ça, en plus, même si cette seule casquette est déjà épuisante. Comme j'aime bien le papier que comme directeur j'ai prévu de faire après la classe pour expliquer aux familles de l'école comment sera organisé le temps de l'école jusqu'à Noël... Non, je ne suis pas directeur par hasard.
Ce n'est pas un imprévu qui me tombe sur le dos en ce lundi matin de reprise après les vacances de Toussaint, mais trois. Trois imprévus qui m'obligent à ne pas faire le papier que j'avais prévu d'élaborer avec plaisir, mais à en pondre d'autres qui me sont désagréables et me prennent un temps précieux. Trois imprévus qui m'empêchent également de faire en totalité ce que je voulais travailler avec mes élèves. Oui, si le temps de faire peut parfois être pris "en plus", sans être payé d'ailleurs -les enseignants du primaire ne touchent aucune heure sup'-, l'urgence réclame de faire des choix qui sont forcément au détriment d'autre chose, et hélas parfois à celui du temps de classe. Qui est conscient de cet état de fait à part les directeurs d'école? Certainement personne, car les directeurs d'école ne se plaignent pas, ils jouent tant bien que mal -et de plus en plus mal- leur double rôle d'homme aux deux visages, les deux toujours souriants. Je n'ai donc pas pu aller avec mes élèves aussi loin dans mon enseignement que je l'aurais voulu, et me voilà chez moi à huit heures du soir à tenter d'extirper de mon cerveau fatigué les mots nécessaires au document que je voulais remettre aux familles. Je n'y arrive pas, je suis vampirisé, plus rien ne sort. Tant pis, je ferai ce document mercredi matin. Tiens, au fait, les prochaines années, si nous travaillons le mercredi...
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