mardi 1 janvier 2013

Clic, clic, bang bang !


Établissement primaire d'enseignement de Trifouillis sur Globule, octobre 2027.

Le journaliste du Soir: - Monsieur le Directeur, bonjour.

Le Directeur: - Bonjour.

- Monsieur le Directeur, cela fait maintenant deux ans que les Directeurs d'établissement primaire français sont armés par l’État. Quel bilan pouvez-vous faire aujourd'hui de cette mesure?

- Eeeh bien, ce fut une excellente idée. Depuis le massacre de Pigtown en 2019 et ses 293 victimes, il était clair que la France devait réagir comme les États-Unis, en armant les cadres scolaires. Nos amis américains ont vu franchement baisser depuis huit ans le nombre de victimes des massacres scolaires grâce au dévouement des Directeurs d'école, qui ont depuis 2019 abattu près de 1378 tueurs potentiels. Heureusement, en France, à part la malheureuse histoire de Champignon-sur-Seine où le Directeur a zigouillé par erreur le concierge de son établissement, aucun Directeur d'établissement primaire n'a encore eu à utiliser son arme.

- Croyez-vous que le fait d'être armé décourage vraiment les éventuels agresseurs?

- Je n'en ai aucune idée. En revanche, cela rassure mes parents d'élèves. Au même titre d'ailleurs que les portiques détecteurs que la Mairie a placés en 2025 à la porte de mon école. Nous avons tout de même récupéré de cette façon en deux ans 56 tétines, 37 jeux d'osselets et 102 cordes à sauter, autant d'armes ou de dangers potentiels pour nos élèves. Le port de l'uniforme, qui ne comporte pas de poche, est également un succès. Et depuis les règles égalitaires mises en place en 2018, nous avons pu établir une milice interne de filles qui fouillent consciencieusement certains élèves en fonction de critères précis.

- Pourquoi des filles?

- Cela nous évite les accusations de sexisme.

- On a parlé de fouilles anales...

- Ces pratiques n'ont jamais eu lieu ici. Il est vrai que certains élèves sont fouillés profondément par la milice. Mais je ne m'en mêle pas, je fais confiance à mes filles! (rires) Celles-ci sont toutes volontaires, et croyez-moi je ne manque pas de candidates!

- Les syndicats d'enseignants se plaignent d'une inégalité de traitement au sein de l'école publique, car contrairement aux directeurs les enseignants ne sont pas armés...

- Ils n'en ont pas besoin, je suis là pour les protéger. Ils savent que si un élève transgresse le "nouveau règlement public des classes" mis en place par l’État en 2019, ils peuvent m'appeler, et que j'ai le pouvoir de mettre le récalcitrant au frais, en utilisant la force si besoin, ou avec l'aide de ma milice de fillettes.

- Certains évoquent des cachots insalubres...

- Ce sont de mauvais plaisants. Notre salle de réflexion individuelle est certes d'un confort sommaire, mais les enfants n'y restent qu'une demi-journée au plus. Elle a été repeinte l'année dernière, et comprend désormais un sanitaire fonctionnel. Et puis, nous avons aussi un barême de TIS, ou Travaux d' Intérêt Scolaire, qui se font après les quatre heures de classe et les deux heures de Jeux Municipaux obligatoires.

- Il y a moyen de visiter la salle en question?

- Certainement.

(Le Directeur nous accompagne. La petite pièce aveugle de 3 mètres sur 2 est propre mais sent le renfermé. Elle est occupée par un élève qui s'affole quand il nous voit arriver.)

Le Directeur: - Il a peur, c'est bien.

- Qu'a-t-il fait pour arriver ici?

- Il a pété avec vigueur pendant le cours, ce qui a provoqué l'hilarité de ses camarades. Nous ne pouvons tolérer de tels agissements.

(Nous retournons dans le bureau. Nous sommes suivis par les yeux inquisiteurs de la milice de fillettes que nous croisons dans le couloir.)

Le Directeur (avec fierté): - Elles sont vigilantes, hein?

- Revenons à votre armement: que pensez-vous de l'entraînement que vous devez suivre pour l'usage de votre arme?

- Au vu des résultats de certains collègues, ce n'est pas un luxe. Moi-même j'ai eu pas mal de difficulté au début.

- Pouvez-vous expliciter?

- Eh bien, vous ne le savez peut-être pas, mais notre arme de service est fabriquée en interne par l’Éducation nationale, comme tous les outils que nous utilisons d'ailleurs. Elle est reliée à internet en 5G, de cette façon notre ministère de tutelle peut faire des statistiques en temps réel quant à son usage. Mais souvent ça bugue! Et l'arme s'enraye, ce qui constitue tout de même un problème. Mais bon, l'entraînement en lui-même est tout de même une bonne chose. J'améliore mon score à chaque séance. Quoique... (rire) La dernière fois, j'ai été virtuellement abattu trois fois avant de pouvoir utiliser mon pistolet!

- Pourquoi?

- Comme cette arme nous est fournie par l'administration à titre personnel, nous devons avant chaque usage entrer un code OTP (One Time Password, note du journal) sur le clavier de la poignée, et c'est un peu long. En plus, ça se désactive après un certain temps de non-utilisation et il faut recommencer. C'est un vrai handicap face à un adversaire déterminé, fut-il virtuel lors d'un entraînement!

- Nous avons pu interroger votre entraîneur, qui nous a dit que lors de votre dernière séance vous aviez virtuellement tué d'une balle en pleine tête trois figurines représentant des parents d'élèves furieux, et deux figurines d'élèves de CM2...

- (rires) Oui, c'est vrai! D'où l'intérêt de s'entraîner. Mais bon, j'ai des excuses. J'ai quelques soucis avec les parents d'élèves depuis la rentrée, alors... Quant aux CM2, nous avons également des problèmes avec certains d'entre eux. Notre salle de réflexion individuelle ne désemplit pas depuis trois semaines, et les fillettes de la milice sont surbookées. Je suppose que ce fut un réflexe.

- Monsieur le Directeur, je vous remercie.

- Je vous en prie.

(Quand notre journaliste a quitté le bureau, lors de la fouille corporelle qui lui fut administrée par quelques jeunes filles aux mains expertes, notre journaliste a pu voir le Directeur sortir son arme et la graisser. Nous savons désormais que la sécurité de nos enfants est parfaitement assurée au sein des écoles françaises.)

***

En 1993, le grand dessinateur Art Spiegelman, auteur de la célèbre bande dessinée Maus, dessinait pour le New Yorker la couverture suivante...


Prémonitoire? Ou simplement réaliste? Nous n'en sommes plus très loin peut-être... Aujourd'hui le gouvernement de l’État d'Arizona veut armer ses directeurs d'école. Ce n'est certes pas l'avenir que je revendique pour mon métier, mes enfants, ou mes élèves.

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