Trois semaines...
Il m'aura fallu trois semaines pour sortir un peu la tête de l'eau, après l'abomination que nous avons connue début janvier. Aurais-je pu imaginer que dans mon pays un tel évènement puisse avoir lieu? Certainement pas, je n'y aurais pas cru. Qu'il soit possible en 2015, au cœur de la France, de froidement assassiner au nom d'Allah ou de son prophète, me sidère.
J'ai connu une enfance et une adolescence heureuses. Si pour mes parents la vie n'était pas simple, j'ai moi-même traversé les années 60 et 70 avec une grande tranquillité d'esprit. Il faut expliquer qu'à l'époque l'ascenseur social n'était pas une plaisanterie, il fonctionnait réellement, et mes propres grands-parents en avaient profité à plein; mes deux grand-pères fils de paysans étaient devenus l'un ingénieur -toutes ses nuits à bachoter après une journée de travail de dix heures-, l'autre préparateur en pharmacie. Leurs fille et fils faisaient donc partie des classes moyennes, intellectuelles, et malgré les épreuves dues à la guerre, à l'occupation, aux années de privations et de rationnement qui ont suivi, ils ont élevé tant bien que mal cinq enfants dont je suis. Autant dire que les vêtements faisaient le tour des deux filles et des trois garçons, teindre un pull-over pour lui redonner un air de neuf était un sport national, la douche quotidienne n'existait pas -on se "débarbouillait"- et le bain était hebdomadaire pour des raisons financières -culturelles aussi certainement-.
Mais la vie était belle pour moi. En ce temps-là il faisait beau, il faisait chaud, et les soirs duraient longtemps.
La culture était une chose importante dans ma famille. Si vêtements et sous-vêtements étaient reprisés ou rapiécés, on hésitait en revanche peu à acquérir un livre. La profusion d'écrit chez moi, d'autant que j'étais le benjamin des enfants, a fait que j'ai appris à lire seul et tôt, à quatre ans, et qu'à huit j'avais dévoré la plus grande partie de ce qui à la maison m'était accessible. Et puis il y avait les magazines.
Il m'aura fallu trois semaines pour sortir un peu la tête de l'eau, après l'abomination que nous avons connue début janvier. Aurais-je pu imaginer que dans mon pays un tel évènement puisse avoir lieu? Certainement pas, je n'y aurais pas cru. Qu'il soit possible en 2015, au cœur de la France, de froidement assassiner au nom d'Allah ou de son prophète, me sidère.
J'ai connu une enfance et une adolescence heureuses. Si pour mes parents la vie n'était pas simple, j'ai moi-même traversé les années 60 et 70 avec une grande tranquillité d'esprit. Il faut expliquer qu'à l'époque l'ascenseur social n'était pas une plaisanterie, il fonctionnait réellement, et mes propres grands-parents en avaient profité à plein; mes deux grand-pères fils de paysans étaient devenus l'un ingénieur -toutes ses nuits à bachoter après une journée de travail de dix heures-, l'autre préparateur en pharmacie. Leurs fille et fils faisaient donc partie des classes moyennes, intellectuelles, et malgré les épreuves dues à la guerre, à l'occupation, aux années de privations et de rationnement qui ont suivi, ils ont élevé tant bien que mal cinq enfants dont je suis. Autant dire que les vêtements faisaient le tour des deux filles et des trois garçons, teindre un pull-over pour lui redonner un air de neuf était un sport national, la douche quotidienne n'existait pas -on se "débarbouillait"- et le bain était hebdomadaire pour des raisons financières -culturelles aussi certainement-.
Mais la vie était belle pour moi. En ce temps-là il faisait beau, il faisait chaud, et les soirs duraient longtemps.
La culture était une chose importante dans ma famille. Si vêtements et sous-vêtements étaient reprisés ou rapiécés, on hésitait en revanche peu à acquérir un livre. La profusion d'écrit chez moi, d'autant que j'étais le benjamin des enfants, a fait que j'ai appris à lire seul et tôt, à quatre ans, et qu'à huit j'avais dévoré la plus grande partie de ce qui à la maison m'était accessible. Et puis il y avait les magazines.
J'ai l'impression que dans ces années là la presse était moins chère qu'aujourd'hui. Est-ce juste une idée? Nous n'avions aucun abonnement, mon père lisait la presse quotidienne ou hebdomadaire dans l'établissement d'enseignement supérieur dans lequel il enseignait l'économie politique, et j'allais chaque semaine acheter chez le buraliste Pif -Gadget! Aaaah, le gadget de Pif!- et surtout Pilote. Je lisais aussi Spirou et Tintin, au gré des échanges avec les copains, Tintin et les aventures de Lefranc, Spirou et son insupportable mais hilarant Gaston. Quand j'y repense, il est étonnant que mes parents n'aient jamais rien dit de mes achats de Pif, qui était tout de même une émanation communiste, alors que par ailleurs leurs opinions politiques en étaient éloignées à un point que vous n'imaginez même pas. Il faut croire que la lecture de Pif leur paraissait indolore. Au passage, pour ceux qui s'intéressent à la BD, j'ai le plaisir de les informer que je suis l'heureux possesseur de l'intégrale du "Trombone illustré" paru en annexe dans Spirou...
La lecture la plus attendue de la semaine était tout de même celle de Pilote. Le magazine de Goscinny, Uderzo et Charlier, faisait la joie de toute la famille depuis le numéro 1! Il valait mieux ne pas s'arrêter en cours de lecture lorsqu'on était l'heureux possesseur du magazine au risque de le voir disparaître dans la chambre de l'un ou de l'autre, ou dans le bureau de mon père élevé aux aventures de Robinson qui n'était pas le dernier à se marrer -en toute discrétion- des âneries hebdomadaires de l'équipe de Goscinny.
Ce sont les "numéros à thème" qui m'ont le plus marqué. Quand je pense que chaque semaine toute une équipe de dessinateurs ou d'écrivains se décarcassaient pour nous sortir un magazine complet sur un sujet précis, je suis effaré aujourd'hui par la somme de travail et d'enthousiasme que cela devait représenter. Et on m'accusera d'être nostalgique? Faire rigoler tout un pays de cette façon... Et puis, ne nous leurrons pas, l'amour que les français ont aujourd'hui pour la bande dessinée vient bien de là!
J'ai toujours eu une profonde admiration pour René Goscinny. Sa mort prématurée sur un vélo médical lors d'un test d'effort m'a toujours paru absurde, imméritée. Elle a surtout privé les francophones d'un auteur et d'un gestateur de talents incomparable. Combien de dessinateurs français lui doivent leurs premières armes? De Gotlib à Reiser -l'irremplaçable Reiser-, de Patrice Leconte (qui deviendra le réalisateur renommé que l'on sait) à Claire Bretécher, de l'inoubliable Alexis à Fred... Ils sont si nombreux, je ne peux pas tous les citer. Chaque semaine, chaque numéro, était une fête, un feu d'artifice d'invention et de talent, de drôlerie surtout, d'esprit et d'humour, une tranche de rigolade décomplexée hebdomadaire...
Il y avait aussi Cabu.
Cabu pour moi c'était "le grand Duduche". Je ne comprenais pas tout des histoires, j'étais trop jeune encore pour apprécier le sel des "années lycée", mais j'étais aussi amoureux de la fille du proviseur. Et j'aimais beaucoup la façon de dessiner de Cabu, son trait léger, très adapté à son propos, et ses caricatures de profs qui ressemblaient aux miens.
Mercredi 7 janvier, quand j'ai appris la mort de Cabu, j'ai reçu un choc ineffaçable. J'étais devant mon téléviseur, déjà tétanisé par cet attentat inimaginable et pourtant probable voire annoncé. Et puis les mots sont arrivés: "Cabu est mort".
Les noms se sont alors succédé: Charb ,Tignous, Wolinski... et des noms inconnus, de ceux qui les accompagnaient ou voulaient les protéger d'une menace qui fut trop forte.
Je pleurais, bêtement. Avec la mort de Cabu c'était mon enfance qui disparaissait. Deux crétins venaient d'assassiner mon enfance. L'émotion était trop forte, l'attentat était trop idiot, ces morts trop inutiles, trop imbéciles, trop. Comment pouvait-on tuer, si simplement, si rapidement, si sauvagement, des gens dont la seule envie et le seul besoin était de faire rire leurs contemporains? Des fois de façon très bête, très terre à terre, avec des histoires de cul et des blagues de potaches, avec des calembours à deux balles, avec des transgressions à la con... Je suis catholique, croyant, et je me marrais comme une baleine quand l'un ou l'autre dessinait le pape en position compromettante ou pire. Ah il s'en est pris, le petit Jésus, à chaque Noël! Pour ma plus grande joie. Quel rapport pouvait-il et peut-il y avoir entre ces "petits dessins" hilarants et ma foi? Serait-elle si fragile qu'elle ne supporterait pas d'être mise à mal ou bousculée? Il ne faut avoir que peu confiance en ses convictions pour ne pas supporter qu'un tiers la conteste ou la transgresse.
Alors je me suis demandé... De qui est cette faute? Comment une telle horreur a-t-elle pu arriver? Comment dans un pays comme le mien, dans mon pays, dans cette France si chère à mon cœur, celle qui a appris au monde les mots "liberté", "égalité" et "fraternité", était-il possible que survienne un drame aussi épouvantable? Rejeter la faute sur autrui, c'est trop facile, accuser les autres c'est trop simple. J'ai suffisamment de conscience pour savoir que le hasard et la fatalité n'existent pas.
Ces hommes et ces femmes ont été tués au nom d'Allah. Inutile pour le coup de se voiler la face. Ils ont été tués au nom d'Allah comme l'ont été les victimes suivantes, celles de Vincennes, ciblées en plus, elles, pour leur Foi. Pourtant je sais par expérience que l'islam est soluble dans la laïcité, comme le furent le catholicisme, les religions réformées ou le judaïsme. En France, on peut croire à ce qu'on veut ou à rien, c'est une affaire personnelle et tout le monde s'en fout, sauf les imbéciles qui voudraient à tout prix convaincre autrui que croire à ce qu'ils croient ou ne pas croire comme ils le font est le comble de la félicité. Il en est que la foi d'autrui insupporte, et ces gens-là sont du même niveau de tolérance que les croyants prosélytes qu'ils croient combattre. Oui, dix-sept personnes ont été assassinées parce que trois imbéciles sans neurone ont cru bon pour Allah leur Dieu et son prophète Mahomet qu'il était juste et bon de les éliminer.
On m'a dit, on m'a écrit, de "ne pas faire d'amalgame". Je hais ce mot! Pourquoi diable irais-je stigmatiser cinq millions de gens qui vivent tranquillement dans mon pays, qui pour la plupart sont aussi Français d'ailleurs que peuvent l'être les Polonais, Italiens, Espagnols ou Portugais qui se sont installés en France il y a quelques décennies? Nous avons bien élu un Président d'origine Hongroise... Je n'en ai rien à faire de leurs éventuelles croyances. Comme si d'ailleurs tous les ressortissants Africains étaient musulmans. L'amalgame ce n'est pas moi qui le fais. Parce que moi, pourquoi irais-je reprocher à mes parents d'élèves musulmans les actes abominables de quelques tarés sans cervelle? Sans oublier non plus qu'une de leurs victimes était leur coreligionnaire, pauvre policier exécuté sauvagement, sans merci et sans aucune humanité, dans l'exercice de son devoir. Trois bêtes sauvages. Et je ferais de l' "amalgame"? Voilà un terme bien-pensant, on ne fait pas de vagues, on ne titille pas le sentiment religieux de certains, surtout d'ailleurs des musulmans parce que celui des catholiques cela fait belle lurette qu'on en rigole... Je suis presque sûr que nombreux sont dans les bobos parisiens ceux qui intimement se disent que "Charlie l'a bien cherché".
Parce que moi j'en veux beaucoup aux musulmans de France. Je leur en veux beaucoup de n'avoir jamais expliqué clairement à leurs amis, à leurs voisins, à leurs filles, à leurs fils, qu'en France le péché de blasphème n'existe pas, que ce n'est plus un délit civil depuis plus de deux siècles -sauf dans les départements Concordataires, et encore cela ne résulte-t-il que des restes d'un Droit Allemand dont on se demande bien ce qu'il fout ici, et encore faut-il savoir que leurs autorités religieuses ont demandé récemment à ce qu'il soit supprimé-. Il faut le dire, le répéter, l'asséner constamment: la France est un état laïc, le religieux est affaire personnelle, et le blasphème n'y existe pas! Je peux l'écrire sans remord, je suis croyant mais je tiens fermement, profondément, à cette liberté.
J'ai entendu le jour même du premier attentat un cri du cœur exacerbé de l'imam de Drancy, à qui on posait une question sur le fait que les deux terroristes avaient hurlé en partant qu'ils avaient "vengé le prophète Mahomet": "Le prophète? Quel prophète? Leur prophète c'est Satan!". Combien il avait raison! Mais l'islam de France a ouvert la boîte de Pandore, lui qui ne connait pas de hiérarchie, ni de leader incontesté, chaque mosquée faisant ce qu'elle veut dans son coin avec quelques mollahs auto-proclamés ou pire débarqués des pays les plus extrémistes religieusement.
Après le temps de la douleur vient celui du deuil. Le temps des manifestations solidaires, partout dans le pays, pour expliquer à quel point la liberté d'expression est un bien qui nous est cher. Manifestations où pêle-mêle on a vu des français qui jamais n'avaient lu Charlie-Hebdo ou auraient voulu le lire, défiler côte à côte parce qu'il est des choses inadmissibles en France en 2015. Je pense que ce sont ces gens-là que nos politiques n'ont pas voulu écouter depuis trois décennies, lorsqu'ils se plaignaient de la place ahurissante faite au communautarisme en trente ans. Là où il est devenu impossible d'appeler un chat un chat sans risquer d'être traduit en Justice pour racisme ou xénophobie par toutes ces associations communautaires qui ont su profiter à fond du laxisme de nos gouvernants et de leur refus d'enlever leurs œillères. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été prévenus! Mais surtout il ne faut stigmatiser personne... ni un groupement, ni une "communauté", ni dénoncer le peu de cas que font certains d'un consensus national issu des quinze siècles d'Histoire parsemés de massacres qui ont amené la France à inventer la Laïcité.
Avons-nous assez hurlé contre les coups de canif donnés à la Loi de 1905? Non, évidemment. Ce qui est arrivé début janvier est le résultat d'une faute collective. Nous n'avons pas su donner de la voix et défendre nos principes moraux républicains, qui permettent à tout un chacun de vivre une Foi personnelle ou non sans que quiconque puisse y porter atteinte, sauf à empiéter sur le domaine collectif ou détourner la Loi.
J'ai peur du retour de bâton.
On commence à en observer les premiers effets. Quant un pays comme la France peut sérieusement soupçonner un enfant de huit ans d "apologie du terrorisme", je ne peux que m'effrayer. Bientôt arriveront le repli identitaire -il a commencé chez les musulmans français qui ont peur, ainsi que chez les juifs dont beaucoup envisagent maintenant sérieusement de quitter la France pour Israël-, la délation absurde et désordonnée, la crainte de son voisin, le vote extrémiste... Cette épouvantable histoire est une voie royale pour le Front national. Les politiques bien-pensants de droite comme de gauche l'auront bien cherché.
Et puis voilà qu'on accuse l' École... La légende du "creuset républicain" a la vie dure! Ce n'est pourtant pas faute depuis des lustres de dénoncer le blocage au rez-de-chaussée de l'ascenseur social, l'absence de règles et de lois dans certains quartiers, l'impossibilité pour les enseignants de travailler dans la sérénité, entre accumulation de nouvelles tâches irraisonnées et abandon institutionnel. Nos gouvernants n'ont jamais voulu tenir compte des appels au secours du terrain, préférant se voiler la face, niant l'absence de la République à certains endroits, refusant de comprendre pourquoi certains départements ont un mal de chien à recruter des enseignants, suivant leurs obsessions personnelles... Il est bien temps d'accuser l' École, qui n'en peut mais. Elle n'est que le reflet d'une société autiste, qui a donné la part belle à la population des parents d'élèves qui a forcément toujours raison au détriment du professionnalisme d'un milieu qui cherche depuis très longtemps à quotidiennement améliorer ses pratiques et à sortir de la mouise ses élèves. Il arrive un jour où un instit, un prof, baissera les bras, parce qu'il n'a pas été soutenu ni aidé. Qui pourrait lui en vouloir?
Alors on va former les enseignants à "enseigner la laïcité". Quelle mauvaise blague... Ces gens-là pensent-ils vraiment que tout peut passer par le verbe? Alors que l'exemple quotidien de l'inverse est présent sous les yeux des enfants? On peut parler d'égalité et de fraternité, de laïcité, cela ne bouleversera pas les ghettos communautaires que notre Nation a créés confraternellement depuis les années 50. Ghettos dans lesquels fleurissent trafics divers, dans lesquels pompiers, policiers et médecins ont peur d'intervenir... quand ils y interviennent encore. J'ai bossé dans des quartiers comme ça, je me rappelle des grands frères qui m'aimaient bien et venaient chercher les petits frères et sœurs à la maternelle. Je les croisais en dehors du boulot, ils venaient joyeusement me serrer la main avant d'embarquer dans leur BMW flambant neuve, plusieurs milliers de francs -à l'époque- sur le dos en vêtements et chaussures de luxe. J'ai un certain nombre d'anciens élèves en taule, qu'il m'est arrivé de croiser entre deux séjours carcéraux, toujours aussi heureux de me voir: "Ah M'sieur! Vous vous rappelez?" Oui, je me rappelle, je me rappelle que tous les discours et toute votre affection -comme la mienne- ne pouvaient rien changer à cette sorte de déterminisme social épouvantable. On devient fataliste, on fait de son mieux, on va dans la famille aider à remplir une feuille de sécu, on aide comme on peut. Mais on peut si peu dans de telles conditions! En revanche, tous ces gars surveillaient ma voiture... il y en deux un jour qui sont montés chez moi me prévenir que j'avais oublié de la fermer à clef: "M'sieur vous devriez faire attention!" Merci les garçons. Un jour j'ai déménagé, changé d'école, je n'en pouvais plus, je suis allé travailler dans un endroit calme avec des enfants des classes moyennes. J'avais donné, je choisissais la tranquillité. Oui, ce fut certainement un abandon. Mais sans soutien, sans meilleures conditions de travail, il arrive un jour où la volonté ne suffit plus, la fatigue se fait sentir, l'énergie ne se renouvelle plus comme elle devrait.
Dans un sens, c'est bon signe que toute une population se replie sur l’École pour faire passer le message laïc et républicain. Cela signifie certainement qu'elle est considérée comme l'ultime rempart contre le communautarisme, comme l'ultime facteur d'intégration, comme l'ultime possibilité d'ascension sociale. Mais c'est aussi très inquiétant pour une Nation comme la France, cela implique que tout le reste de l'appareil de l’État s'est totalement dilué dans l'indifférence et l'impuissance. C'est aussi un poids très lourd, lorsque l'on connait la sclérose de la pyramide institutionnelle. Alors, en toute franchise, je ne suis absolument pas optimiste quant à l'avenir. Les attentats meurtriers du début janvier furent une première crise, j'ai bien peur qu'il en advienne d'autres, plus violentes: crises de l’État, crises de la Nation, crises républicaines, soubresauts compliqués, nocifs, agressifs, dangereux. Quand j'étais adolescent, dans les années 60/70, l'avenir ne pouvait être que meilleur, nous le concevions ouvert et fraternel. Ce beau temps là... est bien fini.
Cabu pour moi c'était "le grand Duduche". Je ne comprenais pas tout des histoires, j'étais trop jeune encore pour apprécier le sel des "années lycée", mais j'étais aussi amoureux de la fille du proviseur. Et j'aimais beaucoup la façon de dessiner de Cabu, son trait léger, très adapté à son propos, et ses caricatures de profs qui ressemblaient aux miens.
Mercredi 7 janvier, quand j'ai appris la mort de Cabu, j'ai reçu un choc ineffaçable. J'étais devant mon téléviseur, déjà tétanisé par cet attentat inimaginable et pourtant probable voire annoncé. Et puis les mots sont arrivés: "Cabu est mort".
Les noms se sont alors succédé: Charb ,Tignous, Wolinski... et des noms inconnus, de ceux qui les accompagnaient ou voulaient les protéger d'une menace qui fut trop forte.
Je pleurais, bêtement. Avec la mort de Cabu c'était mon enfance qui disparaissait. Deux crétins venaient d'assassiner mon enfance. L'émotion était trop forte, l'attentat était trop idiot, ces morts trop inutiles, trop imbéciles, trop. Comment pouvait-on tuer, si simplement, si rapidement, si sauvagement, des gens dont la seule envie et le seul besoin était de faire rire leurs contemporains? Des fois de façon très bête, très terre à terre, avec des histoires de cul et des blagues de potaches, avec des calembours à deux balles, avec des transgressions à la con... Je suis catholique, croyant, et je me marrais comme une baleine quand l'un ou l'autre dessinait le pape en position compromettante ou pire. Ah il s'en est pris, le petit Jésus, à chaque Noël! Pour ma plus grande joie. Quel rapport pouvait-il et peut-il y avoir entre ces "petits dessins" hilarants et ma foi? Serait-elle si fragile qu'elle ne supporterait pas d'être mise à mal ou bousculée? Il ne faut avoir que peu confiance en ses convictions pour ne pas supporter qu'un tiers la conteste ou la transgresse.
Alors je me suis demandé... De qui est cette faute? Comment une telle horreur a-t-elle pu arriver? Comment dans un pays comme le mien, dans mon pays, dans cette France si chère à mon cœur, celle qui a appris au monde les mots "liberté", "égalité" et "fraternité", était-il possible que survienne un drame aussi épouvantable? Rejeter la faute sur autrui, c'est trop facile, accuser les autres c'est trop simple. J'ai suffisamment de conscience pour savoir que le hasard et la fatalité n'existent pas.
Ces hommes et ces femmes ont été tués au nom d'Allah. Inutile pour le coup de se voiler la face. Ils ont été tués au nom d'Allah comme l'ont été les victimes suivantes, celles de Vincennes, ciblées en plus, elles, pour leur Foi. Pourtant je sais par expérience que l'islam est soluble dans la laïcité, comme le furent le catholicisme, les religions réformées ou le judaïsme. En France, on peut croire à ce qu'on veut ou à rien, c'est une affaire personnelle et tout le monde s'en fout, sauf les imbéciles qui voudraient à tout prix convaincre autrui que croire à ce qu'ils croient ou ne pas croire comme ils le font est le comble de la félicité. Il en est que la foi d'autrui insupporte, et ces gens-là sont du même niveau de tolérance que les croyants prosélytes qu'ils croient combattre. Oui, dix-sept personnes ont été assassinées parce que trois imbéciles sans neurone ont cru bon pour Allah leur Dieu et son prophète Mahomet qu'il était juste et bon de les éliminer.
On m'a dit, on m'a écrit, de "ne pas faire d'amalgame". Je hais ce mot! Pourquoi diable irais-je stigmatiser cinq millions de gens qui vivent tranquillement dans mon pays, qui pour la plupart sont aussi Français d'ailleurs que peuvent l'être les Polonais, Italiens, Espagnols ou Portugais qui se sont installés en France il y a quelques décennies? Nous avons bien élu un Président d'origine Hongroise... Je n'en ai rien à faire de leurs éventuelles croyances. Comme si d'ailleurs tous les ressortissants Africains étaient musulmans. L'amalgame ce n'est pas moi qui le fais. Parce que moi, pourquoi irais-je reprocher à mes parents d'élèves musulmans les actes abominables de quelques tarés sans cervelle? Sans oublier non plus qu'une de leurs victimes était leur coreligionnaire, pauvre policier exécuté sauvagement, sans merci et sans aucune humanité, dans l'exercice de son devoir. Trois bêtes sauvages. Et je ferais de l' "amalgame"? Voilà un terme bien-pensant, on ne fait pas de vagues, on ne titille pas le sentiment religieux de certains, surtout d'ailleurs des musulmans parce que celui des catholiques cela fait belle lurette qu'on en rigole... Je suis presque sûr que nombreux sont dans les bobos parisiens ceux qui intimement se disent que "Charlie l'a bien cherché".
Parce que moi j'en veux beaucoup aux musulmans de France. Je leur en veux beaucoup de n'avoir jamais expliqué clairement à leurs amis, à leurs voisins, à leurs filles, à leurs fils, qu'en France le péché de blasphème n'existe pas, que ce n'est plus un délit civil depuis plus de deux siècles -sauf dans les départements Concordataires, et encore cela ne résulte-t-il que des restes d'un Droit Allemand dont on se demande bien ce qu'il fout ici, et encore faut-il savoir que leurs autorités religieuses ont demandé récemment à ce qu'il soit supprimé-. Il faut le dire, le répéter, l'asséner constamment: la France est un état laïc, le religieux est affaire personnelle, et le blasphème n'y existe pas! Je peux l'écrire sans remord, je suis croyant mais je tiens fermement, profondément, à cette liberté.
J'ai entendu le jour même du premier attentat un cri du cœur exacerbé de l'imam de Drancy, à qui on posait une question sur le fait que les deux terroristes avaient hurlé en partant qu'ils avaient "vengé le prophète Mahomet": "Le prophète? Quel prophète? Leur prophète c'est Satan!". Combien il avait raison! Mais l'islam de France a ouvert la boîte de Pandore, lui qui ne connait pas de hiérarchie, ni de leader incontesté, chaque mosquée faisant ce qu'elle veut dans son coin avec quelques mollahs auto-proclamés ou pire débarqués des pays les plus extrémistes religieusement.
Après le temps de la douleur vient celui du deuil. Le temps des manifestations solidaires, partout dans le pays, pour expliquer à quel point la liberté d'expression est un bien qui nous est cher. Manifestations où pêle-mêle on a vu des français qui jamais n'avaient lu Charlie-Hebdo ou auraient voulu le lire, défiler côte à côte parce qu'il est des choses inadmissibles en France en 2015. Je pense que ce sont ces gens-là que nos politiques n'ont pas voulu écouter depuis trois décennies, lorsqu'ils se plaignaient de la place ahurissante faite au communautarisme en trente ans. Là où il est devenu impossible d'appeler un chat un chat sans risquer d'être traduit en Justice pour racisme ou xénophobie par toutes ces associations communautaires qui ont su profiter à fond du laxisme de nos gouvernants et de leur refus d'enlever leurs œillères. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été prévenus! Mais surtout il ne faut stigmatiser personne... ni un groupement, ni une "communauté", ni dénoncer le peu de cas que font certains d'un consensus national issu des quinze siècles d'Histoire parsemés de massacres qui ont amené la France à inventer la Laïcité.
Avons-nous assez hurlé contre les coups de canif donnés à la Loi de 1905? Non, évidemment. Ce qui est arrivé début janvier est le résultat d'une faute collective. Nous n'avons pas su donner de la voix et défendre nos principes moraux républicains, qui permettent à tout un chacun de vivre une Foi personnelle ou non sans que quiconque puisse y porter atteinte, sauf à empiéter sur le domaine collectif ou détourner la Loi.
J'ai peur du retour de bâton.
On commence à en observer les premiers effets. Quant un pays comme la France peut sérieusement soupçonner un enfant de huit ans d "apologie du terrorisme", je ne peux que m'effrayer. Bientôt arriveront le repli identitaire -il a commencé chez les musulmans français qui ont peur, ainsi que chez les juifs dont beaucoup envisagent maintenant sérieusement de quitter la France pour Israël-, la délation absurde et désordonnée, la crainte de son voisin, le vote extrémiste... Cette épouvantable histoire est une voie royale pour le Front national. Les politiques bien-pensants de droite comme de gauche l'auront bien cherché.
Et puis voilà qu'on accuse l' École... La légende du "creuset républicain" a la vie dure! Ce n'est pourtant pas faute depuis des lustres de dénoncer le blocage au rez-de-chaussée de l'ascenseur social, l'absence de règles et de lois dans certains quartiers, l'impossibilité pour les enseignants de travailler dans la sérénité, entre accumulation de nouvelles tâches irraisonnées et abandon institutionnel. Nos gouvernants n'ont jamais voulu tenir compte des appels au secours du terrain, préférant se voiler la face, niant l'absence de la République à certains endroits, refusant de comprendre pourquoi certains départements ont un mal de chien à recruter des enseignants, suivant leurs obsessions personnelles... Il est bien temps d'accuser l' École, qui n'en peut mais. Elle n'est que le reflet d'une société autiste, qui a donné la part belle à la population des parents d'élèves qui a forcément toujours raison au détriment du professionnalisme d'un milieu qui cherche depuis très longtemps à quotidiennement améliorer ses pratiques et à sortir de la mouise ses élèves. Il arrive un jour où un instit, un prof, baissera les bras, parce qu'il n'a pas été soutenu ni aidé. Qui pourrait lui en vouloir?
Alors on va former les enseignants à "enseigner la laïcité". Quelle mauvaise blague... Ces gens-là pensent-ils vraiment que tout peut passer par le verbe? Alors que l'exemple quotidien de l'inverse est présent sous les yeux des enfants? On peut parler d'égalité et de fraternité, de laïcité, cela ne bouleversera pas les ghettos communautaires que notre Nation a créés confraternellement depuis les années 50. Ghettos dans lesquels fleurissent trafics divers, dans lesquels pompiers, policiers et médecins ont peur d'intervenir... quand ils y interviennent encore. J'ai bossé dans des quartiers comme ça, je me rappelle des grands frères qui m'aimaient bien et venaient chercher les petits frères et sœurs à la maternelle. Je les croisais en dehors du boulot, ils venaient joyeusement me serrer la main avant d'embarquer dans leur BMW flambant neuve, plusieurs milliers de francs -à l'époque- sur le dos en vêtements et chaussures de luxe. J'ai un certain nombre d'anciens élèves en taule, qu'il m'est arrivé de croiser entre deux séjours carcéraux, toujours aussi heureux de me voir: "Ah M'sieur! Vous vous rappelez?" Oui, je me rappelle, je me rappelle que tous les discours et toute votre affection -comme la mienne- ne pouvaient rien changer à cette sorte de déterminisme social épouvantable. On devient fataliste, on fait de son mieux, on va dans la famille aider à remplir une feuille de sécu, on aide comme on peut. Mais on peut si peu dans de telles conditions! En revanche, tous ces gars surveillaient ma voiture... il y en deux un jour qui sont montés chez moi me prévenir que j'avais oublié de la fermer à clef: "M'sieur vous devriez faire attention!" Merci les garçons. Un jour j'ai déménagé, changé d'école, je n'en pouvais plus, je suis allé travailler dans un endroit calme avec des enfants des classes moyennes. J'avais donné, je choisissais la tranquillité. Oui, ce fut certainement un abandon. Mais sans soutien, sans meilleures conditions de travail, il arrive un jour où la volonté ne suffit plus, la fatigue se fait sentir, l'énergie ne se renouvelle plus comme elle devrait.
Dans un sens, c'est bon signe que toute une population se replie sur l’École pour faire passer le message laïc et républicain. Cela signifie certainement qu'elle est considérée comme l'ultime rempart contre le communautarisme, comme l'ultime facteur d'intégration, comme l'ultime possibilité d'ascension sociale. Mais c'est aussi très inquiétant pour une Nation comme la France, cela implique que tout le reste de l'appareil de l’État s'est totalement dilué dans l'indifférence et l'impuissance. C'est aussi un poids très lourd, lorsque l'on connait la sclérose de la pyramide institutionnelle. Alors, en toute franchise, je ne suis absolument pas optimiste quant à l'avenir. Les attentats meurtriers du début janvier furent une première crise, j'ai bien peur qu'il en advienne d'autres, plus violentes: crises de l’État, crises de la Nation, crises républicaines, soubresauts compliqués, nocifs, agressifs, dangereux. Quand j'étais adolescent, dans les années 60/70, l'avenir ne pouvait être que meilleur, nous le concevions ouvert et fraternel. Ce beau temps là... est bien fini.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire