dimanche 6 novembre 2016

Douter serait-il un crime ?

Une grande partie de ceux qui suivent cette page connaissent le violent affrontement qui a récemment opposé sur les réseaux sociaux - Facebook en particulier - les tenants du "c'était mieux avant" et ceux qu'il est convenu de nommer depuis quelques années les "pédagogistes". Si les querelles sur l'éducation sont vieilles comme le monde, si les disputes entre anciens et modernes font partie de l'ADN français, le conflit est devenu incessant et certainement plus chargé d'affect que de raison depuis que lors d'une mandature précédente le Président de la République a dénoncé aux yeux de la Nation comme responsables des faillites sociétales les fonctionnaires en général, ceux de l’Éducation nationale en particulier, et ses penseurs précisément.

Je ne trouve pas drôle l'exploitation qui est faite par les médias de ce merveilleux filon éditorial qu'est l'école. Il faut dire que toutes les familles sont touchées, car par chance en France l’instruction reste obligatoire, où qu'elle se fasse. La télévision, qui se croit aujourd'hui une mission de salut public, nous rebat les oreilles et les yeux de reportages plus ou moins bidons. L'édition ne fait pas mieux en inondant les librairies d'ouvrages plus ridicules les uns que les autres, mais qui se vendent comme des petits pains. La population hélas qui n'y connait rien se repait des immondices qu'on lui livre en pâture, et s'installe dans une idée morbide que l'école de notre époque est une catastrophe généralisée. Ce qui fait bien l'affaire et la fortune d'écoles hors-contrat qui désormais prolifèrent sur le territoire. Combien d'enfants paieront le prix d'expérimentations plus ou moins heureuses?

En revanche je ne peux m'empêcher de trouver étonnant le concept du "c'était mieux avant", en constatant à quel point il est interprété différemment selon les personnes. Il y a dans notre pays je crois autant de passés chimériques ou rêvés que d'anciens écoliers plus ou moins maltraités. Pour certains il s'agit de ne rien toucher à la situation présente de pratiques somme toute récentes, contre lesquelles je suppose les mêmes personnes protestaient peu d'années auparavant; pour d'autres il s'agit de revenir à des pratiques passées totalement fantasmées qui n'ont jamais existé (l'uniforme, par exemple); pour certains autres enfin on veut prendre comme modèle d'enseignement des pratiques très particulières comme celles utilisées dans les internats de la Légion d'honneur (je mettrai à part les écoles Montessori, dont les techniques sont connues et pratiquées depuis un siècle; je suis un peu exaspéré tout de même quand certaines font leur beurre en laissant croire qu'elles en sont l'inventeur). Il y a certainement du bon à prendre partout, et du mauvais à rejeter tout autant, car pour moi la question est moins une grossière question de technique - même si je comprends qu'on puisse parfois s'y réfugier avec honneur et bonheur - qu'une question d'état d'esprit. Voilà pourquoi je suis fier aujourd'hui de me considérer comme un "pédagogiste". Je le revendique même. Pédagogue je le suis, depuis de longues années, mais réfléchir au sens général de l'enseignement et de l'éducation, à ses tenants et aboutissants comme à ce qu'il est possible d'en améliorer dans notre école, m'est plus récent. Je m'y suis concrètement intéressé depuis une quinzaine d'années seulement, arrivé peut-être à un âge où je pouvais élever ma réflexion au-delà de ma propre pratique.

J'enseigne au quotidien. Cela signifie que j'ai une classe à temps complet. J'ai travaillé depuis presque quarante ans avec des enfants de deux à quinze ans, en maternelle, en élémentaire, en SES - à l'époque -, dans des secteurs favorisés et d'autres qui l'étaient moins, en ZEP, en ZUS... J'ai une expérience assez étendue. Peut-être cela facilite-t-il une vision des choses plus apaisée, une propension à faire des constats, une volonté en tout cas de faire progresser l'école, de la rendre plus efficace et moins inéquitable, dans l'idée qu'elle n'existe que pour le bien de tous c'est à dire d'abord celui de chacun. La nuance n'est à mes yeux pas légère. Si l'enseignement est un droit, je considère aussi qu'il est du devoir de L’État de s'assurer qu'à chaque enfant soient données les mêmes chances d'apprendre. Ceci s'appelle l'équité, et implique que l'enseignement doit être individualisé, parce que certains de nos élèves auront besoin d'être plus ou mieux aidés que d'autres qui, par leur position sociale, possèdent les codes de l'école et n'auront besoin que d'un léger accompagnement. Il est notoire que les enfants les plus favorisés en ce sens sont ceux des enseignants eux-mêmes. Ceci signifie également que le handicap,  qu'il soit mental ou physique, doit être totalement reconnu et intégré dans notre école, même s'il est certain selon le poids de ce handicap que tous ne pourront pas suivre un cursus dans l'école ou l'établissement de leur quartier. Mais ils y ont droit, tout autant que les autres.


C'est dans ce sens que va ma réflexion, ma pratique aussi. Comme je sais l'idée généralement répandue du "nivellement par le bas", il est bon pour avoir le temps d'aider ceux qui en ont besoin de proposer aux autres des façons d'apprendre différentes, par eux-mêmes le plus souvent, à condition bien entendu que leur soit proposée une offre suffisamment étendue pour que chacun y trouve son compte. On appellerait ça, dans notre jargon souvent incompréhensible aux néophytes mais pourtant souvent si clair à mes yeux, la "différenciation pédagogique".

A force de me faire rebattre les oreilles par les gémissements du "c'était mieux avant" je me pose tout de même des questions, et comme je ne suis pas du genre à m'en laisser accroire je jette parfois un petit coup d’œil sur ces époques totalement fantasmées. Car l'école de ma propre enfance ne m'a pas laissé les souvenirs éblouissants qu'on voudrait nous faire croire, celle de l'époque de mes frères et sœurs tous largement plus âgés que moi non plus. Mais nous avions de la chance car il était pour mes parents hors de question que leurs cinq enfants, garçons ou filles, ne fassent pas d'études. Ce qui n'était pas le cas de leurs camarades qui pour beaucoup ont commencé à travailler à quatorze ans.

Aujourd'hui ce sont près de treize millions d'enfants qui vont à l'école en France. Ce chiffre est assez stable depuis cinquante ans, car ils étaient douze millions en 1968. Mais ils n'étaient que huit millions en 1954 ! Seuls 54% des garçons et 57% des filles de 14 ans étaient alors scolarisés, alors qu'en 1968 ils sont respectivement 86% et 93%. Toujours en 1968, 54% des garçons âgés de 16 ans sont désormais scolarisés (contre 35% en 1954) et 62,5% des filles (contre 38% en 1954). Si le primaire voit ses effectifs s'accroître - ses élèves passent de 4,3 millions en 1945 à 5,7 millions en 1959 - c'est surtout l'enseignement secondaire qui est alors touché par la massification: en 1968-1969, il accueille 3,8 millions d'élèves contre seulement 740 000 en 1945. L'explosion des effectifs a été encore plus spectaculaire pour les filles. L'enseignement supérieur connaît lui aussi une progression très nette, le nombre d'étudiants passant de 97 000 en 1945 à 210 900 en 1960 et 748 000 en 1970.

Alors qu'en est-il en réalité de cette époque prétendue paradisiaque et prospère? L'école comme la société y sont encore dans des schémas anciens. Je ne peux m'empêcher d'avoir la gorge serrée lorsque je regarde la vidéo ci-dessous:

Extrait de l'excellent reportage de Patrick Barbéris
"Des beatniks aux punks" passé récemment sur France2.

Je pense qu'ils sont nombreux qui devraient se poser des questions quant à leur nostalgie morbide des années 50 ou 60. La scolarisation obligatoire jusqu'à seize ans n'a pris effet qu'en 1967. Peut-on se réjouir de l'abandon précoce de cette gamine de treize ans qui se mord les lèvres et travaillera en usine le lendemain de son anniversaire? Ne me faites pas dire ce que je n'écris pas. J'ai connu plusieurs enfants - dont le fils d'une collègue, quasiment martyrisé par sa mère pour continuer ses études - qui ne se plaisaient pas à l'école et auraient préféré l'apprentissage ou une autre formule pour peu qu'elle existât. Faudrait-il cependant généraliser une pareille abdication? Non, je ne regrette pas les années 50 ou 60. Et si je m'interroge quotidiennement sur ma propre pratique, il me semble tout autant nécessaire de réfléchir à la finalité de la scolarisation de nos enfants et à son fonctionnement, tant il m'apparait nécessaire de constamment veiller à la rendre plus équitable et plus efficace dans une société en constante évolution. Peut-on décemment fermer les yeux face aux nouveaux besoins de nos entreprises en terme de compétences de travail? Peut-on sans rougir attendre vingt-cinq ans pour que l'informatique devienne dans chaque classe un outil quotidien? Quel est l'impact réel des lacunes en lecture dans la vie d'un adulte du XXIème siècle? L'usage des moyens de communication modernes comme les smartphones ne condamne-t-il pas l'orthographe ne notre langue telle qu'elle nous a été transmise? Montaigne m'apparait chaque jour comme un visionnaire qui préférait une "tête bien faite" apte à appréhender les changements et à s'y adapter plutôt que "bien pleine" d'un savoir obsolète. Comprendre et extrapoler pour voir à long terme vaudra toujours mieux qu'appliquer une recette surannée dont l'efficacité diminuera fatalement. Non, les méthodes utilisées à l'école en 1950 ne peuvent plus être celles de 2016. Mais cette nostalgie morbide est bien celle de notre Nation confite dans un passé glorieux et exaltant le patrimoine. Il faut se rappeler les passions absurdes soulevées par la construction d'une pyramide de verre dans la cour du Louvre. L'analogie est parlante du refus du changement au nom... au nom de quoi?

Je me suis ces derniers jours intéressé à la question de la violence scolaire, celle perpétrée au sein ou autour des établissements et des écoles, mais aussi celle perpétrée contre les enseignants et chefs d'établissement dont j'ai récemment dénoncé une tendance à l'augmentation ces dernières semaines.

En ce qui concerne la violence il plane une grande incertitude quant aux données. Cela a été bien mis en valeur par le Rapport Caresche et Pandraud en 2002. Les chiffres de la police, en mesurant le nombre des délits, mesure en même temps l’activité de la police: plus la police est active, plus elle enregistre de délits. De plus, l’opinion publique et les hommes politiques jouent leur rôle, et c'est ainsi que s’établit un cercle vicieux: si le sentiment d’insécurité augmente, les hommes politiques en font un thème électoral répercuté par les médias et augmentent les moyens de la police; alors les chiffres de la délinquance augmentent, les médias s’en emparent et le sentiment d’insécurité trouve confirmation. Il évolue ainsi de manière autonome. Plusieurs exemples peuvent être donnés pour illustrer ce mécanisme. Depuis vingt ans, le nombre de viols recensés a augmenté fortement et les cas de pédophilie traités par les tribunaux se sont multipliés. Ce qui ne veut pas dire que le nombre total des viols, notamment incestueux entre père et fille, ait augmenté, pas plus que les actes pédophiles, d'autant que la majorité de ces crimes reste inconnue de la police et des tribunaux. Simplement un plus grand nombre de victimes ose - heureusement - parler et le système pénal et judiciaire les écoute de manière plus attentive. Les catégories statistiques, elles-mêmes, sont perméables: le nombre des homicides a par exemple baissé et le nombre des agressions avec coups et blessures a augmenté parce que les services hospitaliers d’urgence, devenus rapides et efficaces, sauvent plus de victimes. Oui, c'est aussi bête que ça.

Il existe, il a existé de tous temps une peur de la jeunesse, depuis le moyen-âge et ses émeutes estudiantines ou celles du XVIIIème siècle (Casanova a dressé une image hallucinante de celles de Padoue, à la fin desquelles la police s'incline et s'excuse), en passant par les "apaches" du XIXème. Pour notre époque contemporaine elle a culminé je crois dans les années 1950, pour presque s'éteindre en 1968.

1959: le chiffre de la délinquance juvénile monte depuis 1954, il commence à inquiéter les pouvoirs publics qui se préoccupent de plus en plus des problèmes de prévention: un secrétariat général à la jeunesse est créé, qui deviendra rapidement un ministère. Cette augmentation de la délinquance juvénile qui est de l’ordre de 40% depuis 1954 est en lien avec les prémices du "baby boom", car le nombre des jeunes augmente comme le montre en 1958 le grand démographe Albert Sauvy. Si cette hausse de la délinquance juvénile est importante, elle est nettement plus modérée pour la délinquance en bandes, aux alentours de 10%. Il semble bien que ce soit la presse dont Paris-Match qui, à partir des évènements du square Saint-Lambert (des affrontements entre bandes) et de Bandol, crée le mythe du Blouson noir et de la "bande de jeunes". Par ses articles quotidiens, elle a fortement induit le développement du modèle, aidée en cela par le cinéma. Les articles se multiplient alors dans la presse, oscillant entre le fait divers et une approche des causes d’un phénomène plutôt artificiel. Les titres de plus en plus inquiétants et vendeurs ne correspondent pas à la tonalité des rapports de police beaucoup plus nuancés sur les incidents de fin juillet 1959.

Une société qui change? La peur de la jeunesse? On parle alors de "crise de la jeunesse". Le phénomène médiatique s’amplifie, et on crée un mythe du Blouson noir et de sa dangerosité. Mais en même temps on lui donne une identité de plus en plus confuse, jusqu’à recouvrir par le terme "blousons noirs" une délinquance qui n’a plus rien à voir ni avec la jeunesse ni avec les bandes. La création par la presse de ce climat d’insécurité ne peut guère d'ailleurs être séparée des graves problèmes liés à l’Algérie, de l'envoi de troupes de très jeunes appelés, des attentats. L’enflure médiatique qui se poursuivra pendant près de trois ans aura comme effet de faire disparaître le Blouson noir, de le dissoudre dans un phénomène de délinquance banalisée. En 1962, le terme aura vécu.

Quand j'étais petit, j'étais petit dans les années 60,et quand j'étais adolescent, j'ai croisé et pratiqué la petite délinquance, et ce qu'on appelle aujourd'hui des incivilités. Il y a prescription. J'ai fait le coup de poing avec les copains de la "bande de Greuze" - pour ceux qui connaissent ma ville natale -. J'avais chez moi un feu rouge de signalisation (récupéré à coups de pieds), je fauchais des choses de mon âge dans les magasins (et plus tard dans les librairies, j'étais certainement déjà un intello), je me suis soûlé à la bière plus et plus souvent qu'il est normal, j'ai fumé des trucs bizarres, j'ai visité les jardins et parfois certaines maisons du voisinage - sans rien y toucher, c'était juste de la transgression -, j'ai fait exploser des crépis de maisons avec des pétards "pirate"... Je suis revenu chez moi à treize ans avec un œil au beurre noir, j'ai raconté que j'étais tombé de vélo.

Il y avait dans ces années là une tolérance certaine pour les bêtises des jeunes gens, "il faut bien que jeunesse se passe". Il fallait juste ne pas se faire prendre, pour s'épargner une torgnole parentale qu'on savait justifiée, voire une menace institutionnelle que j'ai connue une fois, mais dont l'indulgence était conventionnelle. Elle m'a permis de me calmer. Mais nous savions aussi les limites à ne pas dépasser. Celles de l'école par exemple, je me rappelle de castagnes généralisées et assez bien organisées "à la sortie". Je ne veux pas non plus signifier que c'était une bonne chose. Je ne suis pas un exemple ni ne cherche d'excuse. Simplement cela se passait ainsi, sans que quiconque y voie plus que ce que c'était, soit un besoin de reconnaissance ou une sorte de passage à l'âge adulte. Notre époque manque peut-être - certainement - de cérémonies et de rites autres que ceux exaltant notre passé guerrier.

Je pense que le vieillissement de la population française n'est pas étranger à la phobie actuelle pour le moindre petit fait délictuel. Je peux en être témoin car ayant bien vieilli moi-même je supporte aujourd'hui difficilement les fameuses "incivilités". Je suis devenu un vieux con, bourgeois qui plus est, et comme je le chantais il y a cinquante ans je suis comme les cochons... Nous avons tous tendance à la nostalgie. Nous étions jeunes, en forme, bourrés d'énergie, amoureux fous dès le premier regard, insouciants, sans autre vision d'avenir pour la plupart d'entre nous que les prochaines vacances, la fin de l'année scolaire, ou l'espoir d'une douce pression de la main accordée subrepticement par cette jolie jeune fille ou ce mignon jeune homme que nous couvions des yeux pendant nos heures de cours. Nous embellissons nos jeunes années, à moins d'un traumatisme nous en avons effacé les épreuves que nous avons subies pour n'en conserver en mémoire que les meilleurs moments, qui se parent de soleils radieux et d'allégresse. En ce temps-là, il faisait beau, il faisait chaud, et les soirs duraient longtemps.

Nous avons rayé d'un trait les fins de mois difficiles de nos parents, les accidents du travail, leurs 45 ou 46 heures de travail hebdomadaires - oui, en dépit d'une durée légale de quarante heures -, les fins de semaine avec la visite obligatoire et insupportable chez les grands-parents, les disputes familiales auxquelles il était impossible d'échapper puisqu'il n'y avait guère de place à la maison, l'absence de salle de bain (en 1954, la moitié des logements français ont l’eau courante, mais seuls 25% d’entre eux possèdent une salle de bain) et d'intimité en général car la chambre parfois unique est largement partagée, les humiliations subies à l'école ou au lycée pour les quelques-uns qui ont la chance d'aller au-delà du Certificat d'études... Quel beau passé, vraiment. Jamais je ne voudrais revivre mon enfance ou mon adolescence.

Les enfants et les adolescents sont plutôt moins violents aujourd'hui que nous l'étions nous-mêmes à leur âge. Mais tout est monté en épingle, tout est prétexte à plainte auprès des autorités, à article dans le quotidien local qui sera forcément agrémenté de commentaires nauséabonds, xénophobes, idiots tout simplement. J'ai eu dans ma classe lorsque j'étais enfant des "petits loubards" dont instinctivement nous savions tous que l'avenir hélas était tout tracé, certains sont morts, d'autres ont passé en prison plus de temps que libres. En revanche, il était une chose que nous respections infiniment, et c'était bien l'école.

D'abord l'école était notre refuge, parce que nous y étions tous égaux. Nous pouvions laisser à la porte nos soucis familiaux, sauf s'ils étaient vraiment trop lourds. Nos maîtres, nos maîtresses, ne les connaissaient pas et seul les intéressaient notre travail et notre comportement. L'école était un lieu sacré, dont nos parents ne passaient la porte que convoqués. Mais ils n'en voyaient de toute façon pas le besoin, ils avaient une totale confiance dans l'enseignement, et recevaient cérémonieusement le "cahier de compositions" que nous leur apportions régulièrement. L'école était alors unanimement respectée, l'idée de "l'ascenseur social" était répandue et certainement en partie vraie.

Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Nous avons ouvert l'école, et nous en payons le prix. Aujourd'hui cet espace autrefois estimé est devenu un espace public normal, où un parent peut entrer et casser la figure d'un Directeur d'école, ou s'asseoir sur un professeur comme c'est arrivé récemment. Aujourd'hui on peut imaginer lancer des cocktails Molotov sur les murs d'un établissement, là où il avait fallu attendre mai 1968 pour voir apparaître de timides "Il est interdit d'interdire". La violence a toujours été présente, nous l'avons simplement laissée entrer, nous lui avons même donné des prétextes. Désormais quand un enfant connait des soucis dans sa scolarité, il y a de forts risques qu'ils soient imputés à la "mauvaise école", au collège "mal famé", à l'enseignant paresseux, au professeur dédaigneux. Quand j'étais petit, gare! Celui qui avait de mauvaises notes risquait fort de l'entendre passer, voire pour certains de recevoir quelques coups de martinet.


Il n'est pas bien entendu question d'avoir un quelconque regret des sévices corporels que quelques-uns de mes camarades ont eu à subir. Certainement pas, ils font aussi partie d'un passé qu'il faudrait se rappeler pour ne pas oser l'évoquer avec nostalgie. En revanche est symptomatique la différence d'appréciation qui amène les familles à refuser leur responsabilité et à tout attendre de l'école quitte à tout pouvoir lui reprocher, comme elles accuseront le Maire de la commune si leur enfant tombe du toboggan dans un parc public, ou la police de bavure si leur adolescent sans casque se tue en vélomoteur après un délit de fuite. Refuser de prendre ses responsabilités, les rejeter sur autrui, refuser la fatalité, se faire passer pour une victime, sont des facilités ainsi qu'une plaie de notre société. La faute est collective, la déresponsabilisation est institutionnelle, à force d'interdire tout et n'importe pour protéger la population malgré elle. Une injonction négative donne envie de la transgresser, surtout si elle est ressentie comme injuste ou superflue, puis de la détourner. Il faut trouver des boucs émissaires, car pour mieux être considéré comme une victime il est parfois opportun de persécuter. C'est ainsi que l'école en général et les enseignants, Directeurs ou chefs d'établissements en particulier, sont devenus de faciles punching-balls. Derniers représentants de l' État dans de nombreuses communes, et certainement les plus facilement accessibles, nous sommes désormais des cibles qui permettent de se venger de n'importe quelle humiliation. A travers nous c'est l'institution qui est généralement visée.

Lorsque je fais les "admissions" dans mon école maternelle en fin d'année pour l'année scolaire suivante, je vois arriver des familles sympathiques réunies tendrement autour d'une charmante petite fille ou d'un mignon petit garçon de deux ou trois ans. Puis je vois la moitié de ces mêmes familles se désunir lors des trois années de scolarité "maternelle". Lorsque j'évoque parfois alors, avec un père ou une mère qui désormais viendront rarement ensemble, la tristesse latente de leur enfant ou l'agressivité soudaine dont maintenant il fait preuve, ils sont surpris et m'assurent qu'ils font tout pour que la vie de leur enfant soit la plus tranquille possible, et me suggèrent un éventuel harcèlement - toujours ce rejet si commode sur autrui -. Je ne plaisante pas ni exagère, comme Directeur d'école c'est quinze fois par an que j'entends ce genre de propos. Je me rappelle une petite fille de ma classe à laquelle je demandais qui venait la chercher à l'école ce soir-là, qui hésita: "Papa... non, maman... non, papa... oh, je ne sais plus, j'aimerais bien que ce soit les deux de temps en temps." Ce fut exprimé avec une douleur insondable qui aujourd'hui encore, huit ans après, me fend toujours le cœur.

Depuis vingt ans on me parle de "co-éducation", ou d' "éducation partagée". Je ne suis pas d'accord, et pourtant j'ai énormément travaillé sur la parentalité avec les familles des écoles que j'ai successivement dirigées. Je sais que beaucoup de familles, que je revois après dix, quinze ou vingt ans, m'en sont restées reconnaissantes. Leurs enfants aussi. Mon objectif est de montrer aux parents, que je fais entrer dans mon école y partager des activités avec nos élèves, nos fonctionnements et notre rôle. En général ils y trouvent de quoi conforter le leur et établir avec nous des relations de confiance. Mais l'école n'est pas là pour remplacer les parents, ce n'est pas son affaire. Notre rôle est d'instruire, soit d'apporter compétences et connaissances, ce que la famille n'est généralement pas en mesure de faire. Nous le faisons en plus dans un cadre dédié, avec des moyens qui ne sont pas à la portée des familles. C'est là pour moi, qui suis fier d'être fonctionnaire d'état, toute la grandeur d'une Nation de s'occuper ainsi de ses enfants. A condition de le faire, je ne le répéterai jamais assez, avec responsabilité et équité. Chacun de ces enfants a le droit de recevoir ce qui lui est nécessaire, même si cela implique pour certains plus de temps et d'investissement de la part de l'enseignant, ou pour une école d'un quartier défavorisé plus de moyens et plus d'investissement de la part de l’État. Les français sont égaux en droits, mais celui de recevoir tout ce qui est nécessaire à son épanouissement relève de l'équité.

Je suis donc un pédagogiste. J'estime que réfléchir à l'avenir de notre école et à son efficacité est une nécessité qui va largement au-delà d'un passéisme absurde et mortifère. Je doute constamment, de ma propre pratique en particulier, de nos fonctionnements, de nos objectifs, et je veille de mon mieux à prendre la voie la plus favorable pour chacun de mes élèves. Il y a des loupés que je cherche à pallier dès que j'en ai pris conscience. Je cherche également ce qui pourrait changer dans la forme ou le fond de la monstrueuse institution qu'est l’Éducation nationale, premier employeur d'Europe. Je lis, j'écoute, je me renseigne, je discute, je fais des choix, je me trompe, je ne me trompe pas, j'essaye d'influencer du mieux que je peux où je le peux quand je le peux. Je n'ai ni science infuse ni certitude ancrée autre que celle qu'il est toujours possible d'être plus efficace et moins inéquitable, pour le bien de tous, pour le bien de chacun de mes élèves et des élèves de France, dans une société en mutation permanente dont les besoins et les attentes ne sont pas ceux d'il y a cinquante ou soixante ans. Alors quand je lis que je voudrais "assassiner l'école" je m'interroge: douter serait-il un crime?

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