L’Éducation nationale en France souffre de trois maux majeurs, qu'elle enfante ou qu'on lui inflige, dans lesquels elle se complait parfois, trois maux qui sont autant d'obstacles à une réforme de l'institution pourtant indispensable : le passé fantasmé, l'animisme et la pensée magique.
Le Français possède la fâcheuse habitude de se construire de faux souvenirs de son enfance. Il faut dire qu'on l'y aide bien, les interférences rétroactives et la désinformation pullulent, les réseaux sociaux amplifient encore le phénomène. L'idée que "c'était mieux avant" (avant quoi? Avant qui?) est une idée commune qui n'a aucun fondement réel, que ce soit socialement, économiquement, pour la santé publique, pour l'enseignement en ce qui concerne mon propos. Le discours institutionnel lui-même se complait dans un passé fantasmé qui évite certainement d'affronter les vraies questions, celles qui sont cruciales pour la rénovation nécessaire de l'institution elle-même; il n'est question que de "retour": "revenir aux fondamentaux", "revenir à la syllabique", "retour de l'uniforme", "retour de la discipline"...
Que le mensonge soit conscient ou pas, les chiffres nous disent la vérité sur la qualité de notre enseignement : il y avait 1% de bacheliers dans la population française en 1900, 20% en 1970... et près de 77% en 2012.
D'autre part la proportion d'illettrés en France est plus parlante encore, car on écrit de mieux en mieux en France (tableau extrait d'une plaquette de l'
Agence nationale de Lutte contre l'Illettrisme):
Et pourfendons au passage l'idée que l'illettrisme frappe plus les personnes d'origine étrangère - avec certainement une connotation xénophobe - :
Alors, ce "retour" ? Un retour à une époque proche (j'avais dix ans en 1971) où 80 % de la population ne possédait pas le baccalauréat , où 50 % des logements surpeuplés n'avaient pas de salle de bain et un cinquième même l'eau courante ? Je n'ai jamais regretté mon enfance, je n'ai jamais eu la moindre nostalgie d'une époque que pour rien au monde je ne voudrais revivre. Le vrai regret que semble recouvrir cette invraisemblable mélancolie me parait plutôt représenter le deuil difficile des "trente glorieuses", lorsque la France connaissait le plein emploi et que les progrès techniques ou évolutions sociales transformaient chaque année un peu plus la vie des Français. J'y vois aussi un recul effrayé devant une "modernité" que beaucoup des plus de quarante ans ont du mal à comprendre et à appréhender, avec une révolution galopante des moyens de communication, une peur irraisonnée et concomitante de l'avenir aussi face à un monde qui parait instable. Quand je pense que notre pays a inventé "les droits de l'homme" et fait trois révolutions ! Il faut admettre qu'on aide bien les Français à avoir peur, les politiques dont c'est l'intérêt et des médias qui n'ont rien d'autre à écrire se complaisent quotidiennement dans une description apocalyptique de ce qui nous attend... Une population abattue ne peut que se laisser mourir, ou du moins se laisser manipuler.
Comment dans ces conditions ne pas céder aux sirènes du passé fantasmé ? Surtout quand un ministre multiplie les entretiens médiatiques en racontant tout et n'importe quoi. C'était mieux avant... Non, c'était bien pire. Mais pour surtout ne rien changer il vaut mieux vanter les mérites d'un uniforme scolaire qui n'a jamais existé chez nous, ou fustiger "les écrans" ou le "téléphone mobile" comme il y a cinquante ans on fustigeait la télévision et accusait les Shadoks de Rouxel de pervertir la jeunesse.
Voilà bien de l'animisme. Quand le "ressenti" général est au désespoir les objets acquièrent une âme, qu'on peut idolâtrer ou diaboliser : les "écrans" abiment nos enfants qui ne vivent plus que dans un monde virtuel, le smartphone est une abomination qui faut bannir... Nos gouvernants se précipitent sur ces palliatifs pour détourner notre attention et persister dans le statu-quo : panem et circenses. Les Français abrutis de pain et de jeux laisseront perdurer ce merveilleux système de nomenklatura fonctionnariale qui ruine la Nation et sclérose un peu plus chaque jour nos institutions, l’Éducation nationale monstrueusement et pléthoriquement pyramidale (avec parait-il "un sujet horizontal à sa tête") en étant un des meilleurs exemples.
Il faut donc brûler ces objets qui détournent la jeunesse de je ne sais quoi, ou au contraire les en parer pour uniformiser cette masse enfantine et adolescente qu'on ne comprend pas. C'est amusant comme chaque époque ne comprend rien aux aspirations de ses enfants... Je suppose que Cro-Magnon devait se plaindre que "la jeunesse ne sait plus tailler un silex correctement, nom de nom !". Et puis "on n'a qu'à leur filer à tous la même peau de bête, tu verras, ça ira tout de suite mieux". Pensée magique ? Ce que je peux excuser de Cro-Magnon, j'ai plus de mal à le faire de mes contemporains.
Pour un ministre exprimer que l'abandon de la "méthode globale" résoudra tous les problèmes n'est pas un aveuglement car il sait pertinemment que celle-ci n'a quasiment jamais été utilisée. En revanche exprimer quotidiennement dans les magazines les plus invraisemblables que depuis qu'il est là tout va mieux et que ça ne peut aller qu'en s'améliorant, cela relève de la pensée magique. Mais le tout réuni permet de conforter chez les Français l'idée que les enseignants sont incompétents et freinent toute réforme, alors qu'ils sont les premiers à réclamer une rénovation profonde du pilotage du système. D'où certains sondages dans lesquels la première piste envisagée par la population pour les économies que pourrait faire l’État passe par une diminution drastique du nombre des fonctionnaires. A condition d'ailleurs qu'il ne soit pas directement impacté bien sûr, le Français moyen non seulement est incapable de raisonner, mais il est aussi schizophrène. Comme il est jaloux d'autrui, et d'un égocentrisme forcené.
Je peux utilement rappeler que la "pensée magique", si elle est d'après Freud une étape indispensable du développement du tout-petit, devient une pathologie lorsqu'elle persiste. Intelligemment utilisée, on voit qu'elle peut aussi être une arme. Je perçois aujourd'hui la vie présente de notre Nation comme une gigantesque cérémonie vaudou avec ses rituels, ses objets transitionnels, ses incantations, ses transes et ses sacrifices. Quand je pense que notre pays a inventé "les lumières"... Sans revenir à un culte de "la raison" dont on peut utilement se souvenir qu'il a amené un joyeux fonctionnement de la guillotine, j'aimerais néanmoins que les Français ramènent "l'adulte aux commandes", comme on dit en analyse transactionnelle, et que la pensée prenne le pas sur l'émotion. Sinon, croyez-moi, on est mal barré.