lundi 19 novembre 2012

De l'enthousiasme à la souffrance...


J'ai débuté dans la fonction de directeur d'école un peu par hasard, à l'occasion d'une fermeture de poste, après avoir parcouru pendant vingt ans tout l'éventail de ce qu'il était possible de faire à l'époque en étant instituteur, et avoir connu tous les niveaux d'enseignement. J'avais un peu de peur au ventre -saurai-je le faire?- et certainement beaucoup d'enthousiasme.

Il faut dire que je prenais la suite d'un bon camarade, pour lequel j'avais beaucoup d'estime, au sein d'un équipe d'enseignants volontaires et qui savaient ce que "se serrer les coudes" voulait dire. Le collègue avait largement tracé la voie, et les projets que j'avais en tête ne demandaient qu'à s'épanouir. Ils le firent, sans gros obstacle, et durant deux ans ce furent des temps de forte implication, certes, mais nous savions que nous travaillions pour le bien de nos élèves, et les succès que nous rencontrions n'étaient que le fruit logique de notre investissement. Pourtant la population scolaire que nous avions n'était pas forcément des plus faciles, mais nous savions les entraîner avec nous, accompagnés de leurs familles qui toujours surent nous montrer à quel point ils étaient conscients et reconnaissants de ce que nous faisions pour leurs enfants... et pour eux-mêmes, car travaillant sur la parentalité nous les impliquions énormément dans la vie de l'école. Nous reçûmes même la seconde année un prix de la Fondation de France qui récompensait largement nos efforts, car il impliquait une forte reconnaissance extérieure que jamais nous n'avions reçu de notre hiérarchie.

Car c'est bien là que le bât blesse de prime abord. Qui parmi les directeurs d'école s'est entendu dire par ses supérieurs à quel point ils appréciaient son travail et lui en étaient reconnaissants? Je ne l'ai pour ma part jamais entendu, pendant toutes ces années d'efforts à mener tant bien que mal des équipes d'enseignants hétérogènes.

Puis, à l'occasion de deux départs dans l'équipe arrivèrent deux adjointes pour lesquelles les notions de travail d'équipe et de projet d'école n'étaient que billevesées absurdes. Je continuai ma mission de direction pendant un an, avec énormément de difficulté. Il n'est rien de pire que des gens qui traînent la patte et vous dénigrent dans votre dos. Je connus cela, avec une certaine stupéfaction peut-être due à un reste de naïveté ou d'honnêteté foncière. Que devais-je faire? Me battre quotidiennement contre d'inertes moulins? Je préférai partir, et laissai ma place à une collègue plus jeune.

Changement de commune, changement d'équipe, changement d'habitudes... Je sais que chez beaucoup d'enseignants il suffit de faire connaître d'autres pratiques pour que rapidement elles deviennent une évidence. Ouvrir l'école aux familles, les faire nous accompagner dans nos projets, susciter l'intérêt chez des élus locaux... rien de plus simple pour moi, qui ai la chance d'avoir le sourire facile et de pouvoir entraîner autrui sans trop de difficulté. Je ne me vante aucunement, c'est comme ça, c'est tout.

Mais c'est alors que je connus le désagrément de perdre des classes, les unes après les autres, et de perdre dans le même temps ma décharge de direction. Travailler en maternelle comme je le fais réclame énergie et résistance, car personne ne peut vous vampiriser comme des enfants de cet âge. J'ai connu alors les passages à vide, après six heures de classe, alors que votre mission de direction vous attend, votre bureau de directeur vous tend les bras avec ses dossiers, son ordinateur et son téléphone. Et puis, comment concilier mes deux rôles? J'accueille mes élèves en classe à l'ouverture de l'école, c'est un moment primordial que cet accueil pour un enfant de maternelle, mais c'est aussi l'heure où on me réclamera un certificat de scolarité, où le téléphone sonnera pour avertir d'une absence, où les courriers électroniques -tous urgents- tombent comme actuellement les feuilles des érables de ma cour de récréation... Et ainsi toute la journée, je passe d'un rôle à l'autre en permanence, mais je ne peux jamais oublier ma trentaine d'élèves auxquels je me dois prioritairement, et qui ont vraiment besoin de moi.

Alors vient le moment où vous laissez tomber certaines tâches, vous les remettez à plus part avec une certaine culpabilité. Vient le moment où vous êtes trop préoccupé pour pleinement aider le petit Kevin qui a pourtant tellement besoin de vous. Et vous culpabilisez toujours. Cette culpabilité devient rapidement permanente, personne ne viendra vous la prendre, surtout pas votre hiérarchie qu'elle ne préoccupe aucunement puisqu'elle persiste à vous assommer de réclamations absurdes. Vous finissez par vous y habituer, mais en réalité cette culpabilité vous ronge, accompagnée d'une fatigue lancinante qui ne vous lâche plus et s'accumule jusqu'à plus soif jusqu'à devenir de l'épuisement. Mais vers qui pourriez-vous vous tourner, puisque l'éducation nationale n'a pas de médecine du travail...

Combien de fois dans l'année avez-vous envie de quitter votre fonction? Une fois par mois, puis une fois par semaine, puis bientôt presque quotidiennement? Vous vous demandez pourquoi vous faites ce que vous faites, pourquoi vous vous escrimez autant sans contrepartie. Car vous êtes très mal payé pour toute l'énergie que vous dépensez et toutes ces heures que personne ne compte et que vous passez pourtant bien au service de votre école. Vous êtes mal considéré, car même pour vos collègues vous n'êtes rien, et surtout pas leur supérieur, ils trouveraient ça détestable. Quand vous n'êtes pas l'ennemi, celui qui répartit les élèves difficiles que personne ne veut ou les classes compliquées à gérer, celui qui voudrait qu'on fasse son service de surveillance au lieu de boire tranquillement un café. Et puis vous n'êtes pas l'alpha de l'école, vous êtes son omega, car c'est toujours vers vous que finalement tout ce qui va mal retombe. Il y a eu un accident? C'est de votre faute. Une collègue adjointe est en souffrance, ou une ATSEM, c'est vers vous qu'elle vient pleurer. Un parent mécontent réclame toujours à voir le directeur. Vous n'avez pas renvoyé un papier à votre administration, on vous téléphone pour vous dire que c'est inadmissible et vous menacer de sanction. Le RASED vient vous voir, la municipalité vient vous voir, tout le monde vient vous voir, car en acceptant une mission de direction vous êtes devenu le réceptacle de toute la misère qui s'accumule dans votre école. Cela, personne ne vous l'avait dit! Tout ce qui va mal, c'est de votre faute. En revanche, personne ne vous remerciera quand tout va bien.

Je mens. Il m'est arrivé de recevoir de la reconnaissance: de mes élèves -combien d'anciens reviennent me voir?- présents ou passés, des parents ou des grands-parents, des élus de ma municipalité. Mais jamais, jamais, je n'ai jamais rien reçu de ma hiérarchie.

J'ai aussi la chance, s'il m'est arrivé d'avoir à gérer des conflits, même parfois violents en paroles à défaut d'être physiques, de ne jamais avoir reçu de coup. J'ai été insulté, une fois, par quelqu'un qui s'en est excusé par la suite. Mais je n'ai jamais été frappé. Dieu m'en préserve, j'aurais immédiatement arrêté cette mission si exposée qu'est devenue la mission de directeur d'école. Le rapport Debarbieux/Fotinos et ses statistiques épouvantables récemment sorti m'a fortement attristé même s'il ne m'a pas surpris, car depuis quelques années que je fréquente le GDID j'ai lu suffisamment de témoignages de directeurs au bord de l'implosion pour croire que la mission de direction d'école puisse encore quelque part en France être une sinécure. Tenez, le témoignage récent signé d' "une dirlette" paru sur le site du GDID m'a profondément touché par sa véracité poignante. J'aurais eu envie de lui dire qu'elle n'est pas seule, et qu'on peut toujours s'échapper et reprendre un poste d'adjoint, avant qu'il soit trop tard. J'ai cru comprendre qu'elle voulait s'accrocher, ce qui montre une certaine force. Mais il ne faut pas en présumer non plus. Combien de directeurs d'école se sont suicidés ces dernières années? Il est en France presque impossible d'avoir des statistiques fiables à ce sujet, le rapport de l'INSERM de 2002 ayant même poussé le raffinement jusqu'à exclure des statistiques des suicides enseignants... les femmes, soit plus de 80% de sa population!

Malheureusement, un homme ou une femme en souffrance aura souvent beaucoup de difficulté à se rendre compte de la profondeur de son désespoir. Et le passage à l'acte ne peut jamais être exclu, même s'il surprend certainement jusqu'à son auteur qui ne pensait pas en être arrivé à ce point là. Combien faudra-t-il encore de temps pour que notre Nation s'occupe de ses enseignants et reconnaisse leurs mérites? Combien faudra-t-il encore de temps pour que notre Nation s'occupe de ses directeurs d'école, dont la fidélité à leur mission n'est plus à prouver? Des discussions sont en cours, parait-il. Espérons.

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