Selon Edgar Morin, la complexité coïncide avec l'incertitude, une incertitude que l'accélération du temps renforce. J'arrive à un âge auquel l'impression de voir filer les heures donne le tournis, et notre civilisation dont l'âge est également avancé voit son temps social s'accélérer aussi vite que mon temps individuel. Nous vivons dans une ère d’innovation et de réforme permanente, de nouveauté continue, dont les attentes et les nouveaux outils (téléphonie mobile, informatique,... ) renforcent l’incertitude; nous sommes dans l'urgence, sans pouvoir réfléchir aux conséquences de nos actions. Les démonstrations et les nuances n'existent plus.
Politiquement, juridiquement, syndicalement, cette accélération continue fait un mal phénoménal à notre société. L'homme politique, le législateur, le responsable syndical, doit justifier sa place, il se persuade qu'il doit agir et réformer, quitte à faire n'importe quoi, à n'importe quel moment, sans que la réflexion altère d'aucune façon la perception qu'il veut sommaire des faits. Il a des excuses, il est la proie de médias qui pour survivre sont condamnés à une réaction et une relation immédiate d'évènements pour lesquels le recul comme la réflexion sont interdits. C'est l'époque du zapping, du futile, de l'évènement, du buzz, aussi vite passé qu'il est apparu.
Or ce temps là n'est pas le temps de l'école. Je recevais hier une maman inquiète des résultats scolaires de son enfant de quatre ans. Mon discours fut celui de la raison: laissez à votre fils le temps de grandir, le temps de l'enfant, celui de son évolution, n'est pas celui des discours ni celui de l'époque dans laquelle il vit. Je le vois chaque année, je l'observe avec patience, cet enfant qui devient un individu, qui s'autonomise, dont le cerveau se construit. Il ne va pas à la même vitesse que ses camarades, il va plus vite, ou moins vite, il se construit ses propres outils à sa propre vitesse, à condition bien sûr de ne pas le laisser en déshérence.
Depuis des années j'ai vu l'école maternelle passer d'une richesse folle de découverte et de patience à une scolarisation précoce et outrancière dont l'exigence accélérait à mesure que son indigence devenait de plus en plus flagrante. On a tant voulu "cadrer" les enfants de ce pays qu'aujourd'hui adultes, outre des compétences et des connaissances amoindries par rapport à leurs aînés, ils ont pour beaucoup perdu toute capacité réflexive.
J'ai la chance depuis peu d'avoir un ministre qui semble avoir compris que le temps de l'élève doit lui être rendu, qu'il est nécessaire de laisser nos enfants grandir. Et que pour ce faire il est nécessaire de gérer finement le temps réel d'apprentissage et scolaire pendant lequel il lui est demandé de s'investir. C'est ce qu'ont fait nos voisins finlandais il y a quelques années, avec le succès que l'on sait.
Pourquoi alors autant de ressentiment de la part des enseignants du primaire en France? Simplement je pense parce que jamais il n'est question d'eux... de nous. Notre travail est devenu plus complexe, et l'incertitude devient notre lot quotidien. Le temps des hussards noirs, aux croyances ancrées, qui comme l'écrit Pagnol "avaient une foi totale dans la beauté de leur mission, une confiance radieuse dans l'avenir de la race humaine", n'existe plus que dans une nostalgie inutile. Maintenant chaque jour qui passe amène chez l'enseignant du primaire un questionnement qui pourrait être bénéfique s'il n'était surtout dépréciateur: ai-je bien fait? Ne me suis-je pas trompé? L'instituteur, le professeur des écoles, est conforté dans ce doute permanent par sa hiérarchie, qui le juge injustement sur des pratiques qu'elle ne saurait elle même mettre en place, ou grâce à des statistiques absurdes qui ne sont guère que la démonstration ultime de sa totale incompétence pédagogique.
J'avoue me laisser aussi parfois toucher par ce doute. En dépit d'une carrière maintenant longue et d'une expérience assurée, il m'arrive encore de me demander face à un obstacle: l'ai-je bien franchi? Heureusement je sais attendre, les retours enfantins sont parfois longs à venir, mais ils viennent un jour ou l'autre, c'est un déclic d'une nuit de sommeil ou d'une période de vacances, qui fait qu'un élève qui peine revient en classe avec dans les yeux toute la compréhension du monde. Je plains les enseignants qui ne connaissent pas ce bonheur ultime de celui qui donne de tant recevoir d'un seul coup.
Ces deux derniers jours furent bien remplis. Outre ma classe toute la journée, je recevais donc une maman, et j'avais également comme directeur d'école deux réunions institutionnelles. Et curieusement j'ai eu lors de ces deux rencontres un égal sentiment, un égal questionnement, quant à ma position. Je suis directeur d'école: où est ma place? Un réunion de suivi de scolarisation, lors de laquelle ma présence était requise, mais qu'il n'était pas de mon ressort d'organiser ni d'en lancer les invitations et convocations; une réunion avec la municipalité, lors de laquelle il m'apparaissait que mon opinion était certes considérée comme importante mais qui en fait soulignait à mes yeux mon absence de latitude quant à la finalité des décisions.
L'enseignant doute, mais il a le choix de finalement s'organiser comme il l'entend pour l'objectif qu'il s'est fixé. Le directeur d'école, lui, n'en a aucun. Il respecte des règles qu'on lui impose, mais n'a à leur sujet aucune marge... ou si peu. Il est au service de tous, sans avoir jamais autre possibilité que proposer, à son équipe, à sa mairie, aux familles, quitte à se voir répondre vertement ou se faire bouler sans ménagement. Finalement, son seul pouvoir, c'est celui de l'admission des élèves... quand un DASEN ou un IEN ne lui téléphone pas pour imposer ses vues.
La direction d'école est pesante, elle n'est pas reconnue, elle est ingrate. Bienheureuse la direction d'école dont la municipalité est bienveillante et la hiérarchie immédiate attentive. Dans le cas contraire, le directeur d'école est bien seul. Les syndicats qui clament et réclament la préséance du Conseil des maîtres ignorent volontairement cette solitude qui ne se fait réellement jour que quand éclate un conflit ou intervient un problème.
J'attendais avec impatience les discussions promises par le ministre quant à la direction d'école et ses missions. J'espérais que rapidement certaines doléances des directeurs, faciles à résoudre et ne coûtant rien, seraient prises en compte ou du moins considérées avec attention. Il me faut admettre que pour l'instant il n'en est rien. Il me faut admettre que pour encore longtemps le directeur d'école n’aura aucune autonomie. Il me faut admettre que je dois, comme mes collègues, continuer à payer le prix des atermoiements et des malveillances. Il me faut admettre que je vais continuer à gérer la complexité de ma mission dans une totale incertitude. Alors que, j'en suis intimement persuadé, la question du statut des directeurs d'école est profondément liée à celle de la réussite des élèves.
Je suis directeur d'école: où est ma place?
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