dimanche 7 juillet 2013

Parlez-vous le jargonat' ?


"Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", nous a expliqué Boileau avec décision et justesse. Ce vers devrait être gravé en lettres d'or sur le fronton de chaque ESPE, les fameuses Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation que nous livre aujourd'hui Vincent Peillon pour remplacer les défuntes mais exténuées Ecoles normales, et les non-moins décédés IUFM qui ont crevé sous le poids de leur propre incompétence.

Il existe dans les universités françaises des laboratoires de recherche en "sciences de l'éducation". Je ne savais pas que l'éducation était une science, et je persiste à en douter, préférant à la rigueur le terme de discipline, mais plus sûrement celui d'apostolat ou de sacerdoce. J'admets l'utilité de certains de ces laboratoires, lorsqu'ils observent des pratiques et tentent d'en extraire un contenu transposable. Mais je déplore amplement l'usage qui y est fait de termes incongrus, de néologismes tonitruants, de formulations incompréhensibles du commun des mortels dont je fais partie malgré mes trente-cinq de métier -pardon, d'apostolat-.

Dans "Trois carrés rouges sur fond noir", Tonino Benacquista nous livre le dialogue suivant:
"
- N’empêche... Ça m’impressionne, les gens qui possèdent le code verbal. Sans ça, on arrive à rien.
- Ah vraiment ? Moi je hais tous les jargons. André Breton disait : un philosophe que je ne comprends pas est un salaud !".

Le fond de ce propos est juste si on  considère que je jargon et l'obscurité ne sont que des moyens commodes pour cacher l'inanité de la réflexion. Le mot est déjà un déguisement de la pensée, ce n'est pas en l'affublant d'atours fringants que l'on va en changer la teneur. N'ayez pas peur, bonnes gens, si vous ne comprenez pas un discours prétendu "pédagogique" sur la façon dont vous devez enseigner, ou sur la façon dont votre enfant reçoit un enseignement, ce n'est pas votre intelligence ou votre culture qui sont en cause, c'est simplement que ça ne veut rien dire. Il faut comprendre qu'une grande partie des soi-disant penseurs et pédagogues de l'éducation nationale sont des gens qui ont fui la classe, mais veulent expliquer à autrui l'art et la manière de la faire. Ces gens-là cachent leur incompétence et le néant de leur pensée sous des termes abscons destinés à effrayer le pékin qui oserait réclamer une explication claire, ce qu'ils seraient bien incapables de vous donner. Oui, la bêtise et la prétention sont universelles*¹.

Vous voulez un exemple? Tenez, j'ai découvert ça hier dans une publication savante, dont je tairai le nom et le lien par charité chrétienne: " ... une élucidation du concept de métacognition autour de la notion de contrôle interne  par autoévaluation-régulation de son activité par le sujet lui-même qui, pour ce faire, active de sa mémoire et par prises de consciences intermittentes, des métaconnaissances déjà construites et jugées utiles par le sujet. "

Wouaaaah! C'est beau, non? Certes, c'est parfaitement incompréhensible, mais avouez que ça en jette!

D'ailleurs, ce texte bienvenu nous livre une des clés principales de la fabrication, pourtant secrète, du jargonat' ou "jargon de l'éducation nationale".

Vous prenez n'importe quel mot, ancien de préférence, un mot français, bien élevé, droit dans ses bottes, et qui après mille-cinq-cents ans d'évolution n'imaginait pas une seconde qu'on pourrait le traiter aussi abominablement que je vais le faire. Ce mot va souffrir, je vous préviens, si vous avez l'âme sensible et votre langue maternelle chevillée à l'âme vous devriez vous abstenir de lire les lignes qui suivent.

Vous adjoignez donc à ce pauvre mot un préfixe ou un suffixe, d'origine grecque ou latine, peu importe ((mais ne demandez pas à un jargophile son origine, il l'ignorera avec d'autant plus de volonté qu'il adore mélanger les deux, comme dans l'abominable néologisme "quadriphonie"). Ne prêtez pas non plus forcément attention au sens de cet ajout. Vous obtenez déjà une construction peu ragoutante.

Quelques préfixes fort en usage:

étho-
socio-
psycho-
morpho-
pluri-
primo-

Deux préfixes mis à toutes les sauces:

méta-
auto-

Des préfixes privatifs universels:

dé-
a-

Un suffixe utile:

-ciel

Un suffixe universel:

-eur

Et quelques exemples: métacognition*², métaconnaissances, métamémoire, métacompréhension, méta-attention, autorégulation, autocompréhension, autoefficacité, primo-arrivant, déscolariser, transmetteur, transféreur, régulateur, référenciel, compétenciel, argumentiel, présentiel...

Deux textes (je n'invente rien, ils viennent de la même source que le précédent):

"S'il est vrai que les bons élèves, repérés comme persévérants, motivés, qui ont des métaconnaissances sur leur rapport aux tâches et savoirs scolaires, désignés comme transféreurs et experts en autorégulation, utilisent facilement et selon leur besoin le contrôle interne, cet usage pour apprendre n'est nullement spontané que ce soit pour tout élève en début d'apprentissage, chez les jeunes enfants, ou plus encore chez les élèves en difficulté."

"Notre hypothèse est en effet que la métacognition ne prend son véritable sens que dans sa confrontation à la transmission des savoirs de culture -par l'école et dans nos sociétés à tradition écrite- dont l'appropriation exige et développe la capacité réflexive dont la métacognition est porteuse et prometteuse pour les élèves."

On est loin de Montaigne... Rigolez pas, c'est avec vos sous!

Vous êtes déjà bien avancé sur la voie du jargonat'. Pour le parler en toute connaissance, vous ne devez pas hésiter une seconde à torturer un peu plus ces pauvres mots, en dépit de leurs virulentes protestations ou de leurs cris perçants d'écorchés vifs. Pour ce faire, accumulez les préfixes et les suffixes, en faisant abstraction de toute logique, de façon à devenir le plus sibyllin possible. Mélangez tout ça sans vous soucier d'amalgamer racines grecques et latines, et n'ayez pas peur d'en faire des tonnes: meta-transféreur, psychométarégulation, plurimorphotransmetteur*³... Que du bonheur!

Si vous voulez aller plus loin, pensez à chiper leur vocabulaire aux autres corps de travail et aux autres disciplines ou sciences, comme les travaux publics, l'électricité, la plomberie, la géométrie, la chimie... -tout est bon!-: brique, ciment, zone proximale, linéaire, linéarité, appropriation, consolidation, interactivité, conducteur, inducteur, cristalliser...

Vous pouvez créer des néologismes logiques, mais là vous ferez malheureusement preuve de culture, et peut-être de bon sens, ce qui n'est pas forcément approprié dans le cas qui nous occupe. Détournez tout de même ou inversez les préfixes: par exemple égocentrique vous donnera exocentrique. C'est rigolo, et ça bloquera d'emblée toute personne n'ayant pas fait ses humanités ou simplement lors de ses études fréquenté les lettres classiques.

Utilisez aussi le vocabulaire de l'orientation. Une compétence est une compétence, mais si elle devient transversale, verticale, ou horizontale... Oui, les pédagos sont à l'ouest!

En fait, vous pouvez imaginer ce que vous voulez et raconter n'importe quoi n'importe comment, du moment que vous utilisez des termes créés pour l'occasion que personne n'est humainement en capacité de comprendre. Vous maîtriserez alors le jargonat', et pourrez briller dans n'importe quelle discussion pédagogique, lors de laquelle, n'en doutez aucunement, l'admiration qui vous sera portée sera à la mesure de l'obscurité de vos propos*⁴.

Et c'est ainsi que l'éducation nationale est bourrée de socles et de piliers, une vraie cathédrale! Dans laquelle on trouvera aussi des cycles, des continuums éducatifs et autres champs disciplinaires, des connecteurs, beaucoup d'espaces, de concepts, de conscience, des temps, des phases et des protocoles, des évaluations à foison -sommative, formative, diagnostique- ainsi qu'un amas barbare de sigles sibyllins dont à peine j'ai compris le sens que la chose disparait au profit d'un autre acronyme étrange.

Quand je pense que je me donne quotidiennement la charge de toujours avec mes élèves utiliser le mot juste, d'augmenter constamment chez eux les vocabulaires appropriés, de veiller à leur prononciation correcte et à une syntaxe propre... Enfin, tout ceci ne m'empêchera pas de passer de bonnes vacances, quand j'en aurai enfin terminé avec ce travail de bureau du dirlo qui n'en finit jamais.


Notes:

1) je ne saurais trop vous recommander de relire le merveilleux "Dictionnaire des idées reçues", de notre bon Flaubert qui lui pesait chaque mot avant de l'utiliser;
2) le préfixe grec "meta-" me rappelle toujours fâcheusement -vous m'en voyez navré- ce que m'avait dit une copine dans mon adolescence: "Mets ta [...] ou j'ai mon doigt"...
3) tout cela fait un peu "Goldorak", non? (Fulguro-poing! Clavicogyre!)
4) il faut mettre un terme définitif à la légende du "référenciel bondissant" inventé par Claude Allègre, qui avait certainement lu en diagonale l'excellent "Les hexagons" d'Alain Schiffres, dans lequel l'auteur stigmatise les termes "référentiel" et "sphère rebondissante":
"Voici un document pédagogique. Destiné aux « professeurs des écoles ». Nos anciens maîtres. Les enseignants savaient jadis ce qu'était un ballon. A une époque où les hommes politiques eux aussi « peuvent toujours rebondir », il faut reprendre la question à zéro : Le ballon, précise mon document, est une sphère rebondissante à trajectoires multiples."

2 commentaires:

  1. Cela me fait penser à Franck Lepage:
    Version courte: http://www.youtube.com/watch?v=oNJo-E4MEk8

    Version longue: http://www.dailymotion.com/video/xt3661_franck-lepage-langue-de-bois-education-populaire_webcam#.UdnGBqwlg1k

    Et sans oublier, quand j'ai mal à l'école: http://www.youtube.com/watch?v=ri8Lk1sCp_E
    après cela va beaucoup mieux!!

    bonnes vacances!!

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  2. De, l'école, où bien sûr, un dirlo reste parfois encore un peu...
    Titre d'une animation pédagogique à venir :

    Elaboration de plans de travail pour des entrainements sur les apprentissages en autonomie encadrée, les modalités, le cadre pour un seul niveau et pour plusieurs niveaux d'enseignement.

    Il n'y a pas plus clair ! Et c'était dit en "présentiel"

    Bonnes vacances

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