Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » (Proust: Du côté de chez Swann)
Moi, ce fut l'inverse. J'ai pu longtemps faire durer mes soirées jusqu'à des heures indues. J'étais encore jeune, résistant, peu enclin au sommeil dont j'avais peu besoin. Puis il y a sept ou huit ans il m'a soudain fallu sept ou huit heures d'une nuit calme pour arriver à récupérer de mes journées de travail; couché à 10h30, je peux me lever à 6h le matin l'esprit suffisamment dégagé pour envisager sereinement de trimer une journée de plus -un café est néanmoins indispensable!-. Je peux raisonnablement estimer que je me suis pris à quarante-cinq ans un bon "coup de vieux".
Je reste tributaire pour mes nuits de conditions particulières. Un coup de vent peut me réveiller, une pleine lune m'est néfaste sa veille ou son avant-veille et me réveillera immanquablement entre deux et trois heures du matin. Vous n'y croyez pas? Cela n'a pas d'importance, je sais ce que je vis. On dit qu'on a l'âge de ses artères, je le sens dans mes articulations et mes muscles endoloris en fin de journée. Néanmoins désormais, à peine étendu trois minutes me suffisent pour m'endormir. Est-ce ce qu'on appelle le "sommeil du juste"?
J'entends certains dire qu'ils ont encore l'esprit jeune. Ce n'est pas vrai. Ces gens-là s'illusionnent. On ne vit pas ce qui se passe autour de nous de la même façon si on a vingt ans ou si on en a cinquante. Si aujourd'hui certains comportements ou réflexions qui m'auraient outré il y a quelques décennies me laissent parfaitement indifférent, d'autres que je n'aurais même pas remarqués entraînent mon exaspération ou me fatiguent. Comme je fais plus facilement la différence entre ce qui relève de la maladresse ou de l'ignorance et ce qui relève de la méchanceté ou de la bêtise. D'aucuns diraient que je suis devenu philosophe. Je pense plus simplement que je sais aujourd'hui distinguer ce qui vaut la peine de s'indigner de ce qui ne mérite que de l'indifférence. La provocation par exemple m'amuse, moi qui grimpais si facilement aux arbres à vingt ans -j'ai des camarades qui savaient en jouer et m'ont certainement beaucoup aidé dans cette prise de conscience-. Et puis une provocation est si facile à contrer!
C'est pourquoi je ne m'offusque plus des critiques idiotes de la population contre les enseignants en général, ou des syndicats sclérosés contre les directeurs d'école. Je lis, je constate, j'entends... et s'il le faut je tacle. C'est vraiment trop simple de ne pas s'exciter contre des idées toutes faites: un sourire, un argumentaire construit circonstancié et imparable, et pouf la critique s'évanouit ou la récrimination disparait comme une mauvaise odeur qu'un simple courant d'air suffit à éliminer. Parfois on a affaire à un interlocuteur de mauvaise foi: pas dans une vraie conversation car ces gens-là sont incapables de vous regarder dans les yeux, et votre calme suffira à les désarçonner; mais sur un forum internet par exemple, un interlocuteur anonyme, c'est si facile... Dans ce cas, rien ne vaut une pique pleine d'esprit et de moquerie, un humour ravageur et surtout bien écrit, qui mettra les lecteurs et les rieurs de votre côté. Il est d'ailleurs recommandé d'accumuler les adjectifs rares et les qualificatifs riches, plus votre niveau d'écriture sera élevé moins vous serez attaquable, ou plus difficile vous serez simplement à contrer.
Les vieux enseignants et les vieux directeurs ont-ils donc atteint la sagesse? Non. Mais ils ont beaucoup vu, beaucoup entendu, sont revenus de pas mal de choses, et ils ne se laissent pas embarquer dans des controverses stériles ou des expériences qu'à l'avance ils savent vouées à l'échec. Ils repèrent facilement le mensonge ou la provocation, ne cèdent pas aux sirènes et n'écoutent pas les rumeurs. Il faudrait néanmoins qu'ils sachent être sensibles aux gestes d'autrui, à ce que parfois on leur offre de bonne foi, même maladroitement. Les enfants, après des années d'enseignement, nous en apprennent beaucoup sur le don généreux et désintéressé. Peut-être aussi parce que nous leur avons beaucoup donné.
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