samedi 12 avril 2014

Ce métier est-il devenu un métier de m[...] ?


Sondages et études se multiplient depuis quelques mois voire quelques années pour dénoncer pêle-mêle le stress des enseignants ou leur épuisement (le fameux anglicisme "burn-out" qui me hérisse le poil), leur profond sentiment d'insatisfaction et d'inaccomplissement, la difficulté d'un métier impossible à exercer quand on veut faire croire à une population que tous ses enfants sont capables d'étude, l'incompétence d'une institution pléthorique, anxiogène et dépassée, et plus récemment le dégoût profond d'une profession qui ne croit plus en sa mission au point de ne pas vouloir que ses propres enfants s'y consacrent. Le Café Pédagogique s'en est fait l'écho.

Quand j'étais petit, Monsieur l'Instituteur était un personnage. On ne venait le déranger que pour une circonstance grave, et quelle honte alors pour l'élève dont la mère passait à 17h le portail de l'école sous les yeux ébahis des enfants. Jamais il ne serait venu à quiconque l'idée de discuter ses décisions ou ses choix. Il faut dire qu'en plus je fréquentais ce qu'on appelait une "école d'application", proche de l' "École normale", et les enseignants en étaient auréolés d'une gloire certaine et d'une réputation d'infaillibilité qui dissuadaient toute velléité enfantine ou parentale de remettre quoi que ce soit en cause, et surtout pas les compétences des "maîtres" et "maîtresses" qui y enseignaient d'ailleurs d'une manière remarquable -il faut l'écrire-. Je me rappelle encore fort distinctement une des plus grandes hontes de ma vie, celle en CP d'avoir été envoyé "au coin" par la maîtresse parce que, bien que certainement le meilleur élève de la classe, je n'écoutais pas une leçon laborieusement dispensée par un "élève-maître". Jamais je n'y suis retourné de toute ma scolarité. Nous n'aimions pas nos "maîtres" et "maîtresses", nous les idolâtrions littéralement. Jamais, au grand jamais, il ne nous serait venu à l'idée de leur mal parler ou d'en mal parler, même entre nous, surtout pas entre nous car cela aurait été "rapporté"; jamais nous n'aurions eu non plus l'idée de nous moquer de leur physique ou de leur comportement ou d'un défaut de prononciation. Je me rappelle encore avec tendresse l’embonpoint prononcé de mon enseignant de CE1 et CE2, qui loin d'être raillé en imposait à tous, et m'émeut encore -c'est idiot je sais- quand il m'arrive de revoir une photo de classe. Et je me le rappelle s'extirpant de sa 2CV garée devant l'école...

Que dire des directeurs d'alors? Être directeur d'école était l'accomplissement d'une carrière, l'image comme le traitement étaient à la hauteur d'un statut social considéré à l'époque comme supérieur et fort respecté. Mon propre père, pourtant doté de deux doctorats et enseignant dans le supérieur, considérait mes "maîtres" et leur directeur comme des égaux. Pour nous enfants, c'était tout juste si l'aura de nos enseignants ne suffisait pas à éclairer de leur lumière nos pupitres en bois que nous passions chaque fin d'année au papier de verre pour les cirer ensuite, et ne faisait pas briller de mille feux opalescents nos encriers de porcelaine. Oui, je suis d'une génération qui a appris à écrire à la plume, et il ne s'agissait pas à l'époque de débuter l'apprentissage de la lecture en maternelle; je n'ai commencé à tracer des "bâtons" qu'à mon entrée en CP. Là aussi je m'en rappelle fort bien, de ces premiers essais graphiques qui furent pour moi une révélation, j'en ai une photo fort précise inscrite dans le cerveau, je revois mon cahier, les hautes fenêtres inaccessibles, mon pupitre, je sens l'odeur de la fin d'été, j'entends le vent dans les marronniers de la cour.


Je ne voyais jamais le directeur de mon école, et j'en étais très content tant il nous fichait une frousse bleue. Ce brave homme qui n'aurait pas fait de mal à une mouche était pris par ses fonctions formatrices et sa gestion d'école, il restait dans son bureau et ne venait nous voir que pour nous délivrer chaque trimestre nos cahiers de "compositions" -les contrôles ou évaluations d'aujourd'hui- avec les commentaires afférents. Nous étions tétanisés. Nous n'en sommes pas morts.

Les enseignants d'alors méritaient leur image. Quand mai 68 est arrivé et que le copinage s'est installé, cette distance qui comptait beaucoup dans notre vie d'enfant s'est estompé. Fut-ce un bien ou un mal? Nos "maîtres" ne se seraient jamais permis d'intervenir dans nos jeux infantiles, nos parties d'osselets, dans nos concours de billes dont il fallait taper le tête de file avec un "gode" en verre souvent fort ébréché ou une bille de roulement dont la possession assurait à son propriétaire une gloire certaine et une incommensurable envie pour ses condisciples. Aucune intervention, sauf si une -rare- bagarre intervenait. Ils nous respectaient totalement et profondément. Mon école d'application restait une école de quartier, sa population extrêmement diversifiée mixait sans questionnement origines et milieux sociaux les plus divers qui de toute façon ne nous intéressaient pas. Pas question de vêtements voyants ou démarqués, en ce temps-là, la blouse était de rigueur et supprimait toutes les différences. Et puis l'école ne devint mixte que lors de mon passage en CM1, ce qui fut aussi une découverte, mes sœurs étant nettement plus âgées que moi (elles n'étaient pas des filles à mes yeux, elles étaient mes sœurs, ce qui n'est pas la même chose!). J'ai tout de suite adoré les filles, je m'y suis trouvé de nombreux points communs, j'ai tout de suite adoré leurs voix, leurs manières, leurs sourires, leurs jeux... Bon, c'est un autre sujet peut-être.

Je suis nostalgique? Pas de mon enfance. Bien qu'heureuse, ou plus heureuse que celle de beaucoup, je ne la revivrais pour rien au monde. Mais de la façon dont les enseignants étaient considérés dans les années 60, certainement. Comme certainement aussi la façon dont fonctionnait alors l'institution. J'ai lu une décennie plus tard le fameux "Code Soleil" de ces années-là, et même si beaucoup de considérations m'en sont apparues obsolètes, j'y ai trouvé et compris un fond de certitude et d'assurance quant à ce métier qui fut une mission au sens noble du terme, un sacerdoce réel au service des enfants. Je ne perçois qu'aujourd'hui l'amour que nous portaient nos "maîtres". Mais il n'y avait aucune intrusion. Si jamais il ne serait venu à l'idée des enseignants d'alors de remettre en question la façon dont les familles éduquaient leurs enfants, alors qu'aujourd'hui une morale d’État veut prendre le pas sur l'indépendance familiale, combien d'enseignants ou de directeurs d'école se déplaçaient le dimanche pour aider des parents illettrés ou parlant mal le français à remplir certains documents officiels ou leurs feuilles de sécu? J'en ai connu. Plein.

Leurs conditions de travail proprement dites n'étaient pas meilleures qu'aujourd'hui: je peux compter 27 élèves sur ma photo de classe de CE1. Mais ils s'y investissaient certainement d'une façon moins contraignante, avec des programmes clairs et légers, avec une institution qui ne changeait pas les règles tous les deux ou trois ans, avec des inspecteurs qui les respectaient, avec un salaire enfin digne même s'il n'était certainement pas mirobolant. L'enseignement était élitiste? Oui, mais on n'a fait aujourd'hui que reculer cruellement l'âge de la vérité: notre prétendue "démocratisation" actuelle ne change absolument rien à la reproduction des classes privilégiées qui se faisait déjà à l'époque. Pire, je suis persuadé que le fameux "ascenseur social" fonctionnait alors à plein régime, alors que de nos jours il reste bloqué au rez-de-chaussée.

J'ai longuement sur ce blog évoqué les résolutions que nous devons collectivement prendre: casser la monstrueuse pyramide institutionnelle de l’Éducation nationale, donner aux directeurs d'école les moyens de leur mission, alléger nos programmes de toutes les scories accumulées depuis au moins deux décennies, payer les enseignants correctement, etc. Mais cela ne suffira certainement pas à redorer notre blason et à refaire de notre métier ce qu'il fut, soit l'opportunité pour chacun d'améliorer sa condition sociale par le biais de la connaissance et de la compétence. Là où on guidait des enfants vers la maturité qui en faisait des femmes et des hommes responsables, aujourd'hui on massacre, on écrase, on enlise, on enkyste. Non, ce n'est pas vrai, notre école aujourd'hui n'est pas meilleure, elle est pire. Comment ne pas le percevoir quand on est dedans jusqu'au cou? Comment ne pas s'en sentir frustré? Et on s'étonne qu'il n'y ait plus de candidats aux concours? On s'étonne que les enseignants eux-mêmes ne veuillent plus que leurs propres enfants les suivent dans une mission qui devrait être la plus belle du monde? Oui, ce métier est devenu un métier de merde. Et plus tôt je prendrai ma retraite mieux ce sera. Une fuite, mais pas une fuite lâche, car je persisterai je l'espère jusqu'à ce moment à faire le maximum pour mes élèves comme pour dénoncer la perversité du système.

PS: j'ai "piqué" l'image sur le net, ce n'est pas "ma" cour de récré... mais ça ressemblait un peu à ça, en plus grand et tout de plain-pied. J'aime bien le flou de cette photo.

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