Vous avez déjà vu des images d'une course de lévriers? Ils courent - très vite - derrière un lièvre factice lancé sur un rail. J'ai chaque année l'impression d'être un de ces chiens, à courir derrière un lièvre que je n'arrive pas à rattraper.
Il faudra un jour qu'un de mes supérieurs hiérarchiques m'explique comment on peut raisonnablement avoir une classe de Grande section à plein temps et être en même temps directeur d'école. J'ai cette année vingt-six élèves auxquels je me dois, car je m'impose de leur donner ce dont ils ont soif: attention, sécurité, curiosité, apprentissages et compétences, plaisir, joie... Cela implique pour moi d'être avec eux en permanence, surtout que ces vingt-six enfants sont assez turbulents, pour ne pas dire difficiles, même s'ils savent travailler avec une grande concentration. Ajoutez à cela une fillette invalide, une autre en hôpital de jour... Bref, c'est une attention de tous les instants que je dois leur porter, c'est avec régularité que je dois leur demander de parler moins cher ou de ne pas se taper dessus. Autant vous dire que c'est épuisé que je les lâche après l'école. Mais ça fonctionne, j'ai au moins la profonde satisfaction de les voir grandir sans pour l'instant qu'ils s'en rendent eux-mêmes compte. Cela viendra, constater et comprendre ses progrès fait partie du développement de l'enfant, je saurai leur montrer qu'ils en savent de plus en plus et de mieux en mieux.
Pour autant une fois mes élèves partis j'ai la direction de mon école à assumer. Que dis-je? C'est en permanence que je suis directeur d'école. Simplement lorsque je fais des manipulations avec mes élèves ma mission de directeur passe en arrière-plan. Jusqu'à ce qu'on m'interpelle pour que je prenne mon IEN au téléphone, ou un adjoint au Maire de ma commune d'exercice. Et puis il y a cette épée de Damoclès des "choses à faire", soit les piles de paperasse empilées sur mon bureau, ou la liste à rallonge des courriels auxquels je dois répondre. Une malédiction, le courrier électronique, la damnation du directeur d'école, qui voit lorsqu'il ouvre son programme s'afficher en gras - courrier non lu - une litanie de nouvelles injonctions, recommandations, consignes et obligations diverses. Diverses ou pas, j'ai dû recevoir les consignes Vigipirate et ses diverses variantes au moins quarante fois en deux semaines. Comme simplification administrative, je crois qu'on peut faire mieux.
Je ne le rattrape jamais, ce lièvre après lequel je cours. Dès qu'il me parait ralentir, que finalement ma course m'a amené à faire tout ce que j'avais à faire, un évènement quelconque ou une décision académique lui donne une nouvelle impulsion. Et me voilà reparti à ahaner derrière, sans espoir de seulement lui bouffer une patte.
Le problème est que je m'épuise. Soit je n'ai plus la force et l'énergie qu'il y a quinze ans je savais déployer pour assumer mes deux casquettes, soit ce métier est devenu positivement infernal avec ses avenants à faire pour le tant - délai de rigueur -, ses exercices de simulation - sous trente jours, mais je n'étais pas en retard -, ses évaluations de risques et ses plans de sécurité, ses listes, ses réunions continuelles avec Riri, Fifi ou Loulou, ses projets d'académie et de circonscription et éducatif local et d'école. Alors quand c'est bientôt Noël, qu'on a une classe d'enfants de cinq ans sensibles à la neige et à la pleine lune qui sautent comme des cabris dans tous les sens en hurlant... Finalement, je crois que les deux sont vrais: ce n'est peut-être plus de mon âge, et ce métier est aujourd'hui une horreur.
J'ai toujours en ligne de mire mon éventuel départ. Avec ma vieillesse et mon barème, trouver un poste d'adjoint ne sera pas compliqué. Je sais aussi qu'au-delà des discours attristés qui salueront ma sortie, je serai vite oublié; personne n'est indispensable. Mais je l'aime, ce boulot de directeur d'école! J'aime avoir ces contacts avec une municipalité et un IEN confiants, avec toutes les familles souriantes qui me lancent une petite plaisanterie au passage et me serrent la main sans arrière-pensée, avec les Petits qui me tendent les bras pour m'embrasser en estropiant mon prénom... J'aime aussi hélas mon boulot d'enseignant, mes Grands qui courent pour venir en classe tant il y sont heureux et en confiance, tant nous y rigolons ensemble et y travaillons aussi avec succès. Mais il est impossible de faire les deux dans les conditions actuelles. Si je l'ai déjà écrit, je le répète et je le martèle: avoir une classe en charge et être directeur en même temps, c'est fatalement au détriment de l'un ou de l'autre selon le moment.
Je sais que je vais tomber. Ou au moins plusieurs fois sérieusement trébucher durant cette longue course qu'est l'année scolaire. Le terrain est trop long, il y a trop d'obstacles, trop de cailloux qui tombent au moment les plus inattendus. Et ce n'est pas la journée mensuelle de décharge qu'on m'a octroyée cette année qui va vraiment m'aider, journée déjà phagocytée plusieurs mois à l'avance par divers subrécargues de l’Éducation nationale qui se croient investis d'une mission divine.
Car je veux être clair: mon école, c'est MOI qui m'en occupe, MOI le directeur de l'école, et personne d'autre. Si elle "tourne" bien, c'est certainement grâce à mes efforts et mon investissement, pas en vertu de ce qui me tombe du dessus qui n'est jamais ni efficace ni approprié. Si mes adjoints s'y sentent bien et travaillent sans trop de soucis c'est évidemment grâce à MOI, le directeur d'école qui court-circuite tout ce qui peut gêner leur sérénité. On ne peut pas enseigner sainement sans le soutien d'une équipe soudée autour du directeur d'école qui fera tout ce qui est en son pouvoir pour faciliter le travail de chacun.
Je le ressens comme ça ce matin. Je suis distancé. Cela a d'ailleurs fortement influencé ma nuit, j'ai mal dormi, et me suis réveillé ce matin très tôt en pensant à une gamine accidentée hier, à quelques paperasses qu'il me faut absolument faire ce week-end, et aux trois semaines bousculées qui restent avant les vacances. Je me suis réveillé aussi en toussant, les poumons manifestement encrassés par une bronchite. Je bouffe mon temps libre, je bouffe ma santé, ce n'est pas normal. Je ne réclame pas que vous apitoyiez sur mon sort, non. Mais il faut se poser la question des réelles volontés de l’Éducation nationale quant à l'école. Avoir changé nos programmes, c'était nécessaire. Avoir changé les rythmes scolaires l'était moins, surtout en maternelle où ça ne tient pas debout (je me doute bien que l'avouer sera compliqué pour le ministère). Il faut aller plus loin et radicalement transformer la gouvernance des écoles, la réelle et nécessaire amélioration de l'efficacité de l'enseignement primaire est à ce prix. Il faudra aussi se poser la question de la santé des enseignants, question qui reste sans réponse puisqu'il n'y a toujours aucune médecine du travail pour nous. Se poser aussi la question de la pénibilité de nos missions, ou de ce que deviennent les enseignants les plus âgés maintenant qu'il y nécessaire de travailler jusqu'à soixante ans et plus (j'ai du mal à m'imaginer dans cinq ans faisant encore l'andouille à quatre pattes dans la salle de jeux de l'école). Il y a beaucoup de boulot qui attend. Si on mettait quelques-uns de ces énergumènes qui nous assomment à grands coups de "semaine de ceci" ou de "rallye de cela" à bosser sur ces dossiers, peut-être avancerions-nous plus vite dans ces questions forcément plus importantes. A condition bien sûr que la volonté d'accompagner nos élèves vers la réussite soit avérée...