Boule au cœur, sensation étrange...
Une impression que tout se mélange,
comme en faisant le saut de l'ange:
on vole et on tombe à la fois.
Ce sont ces paroles d'une chanson ancienne de Catherine Lara qui me viennent à l'esprit lorsque je repense à la semaine qui vient de passer. Une semaine étrange, où il fallait survoler ses émotions pour fonctionner correctement, tenter de surmonter des douleurs qui s'étaient estompées depuis janvier dernier, continuer à vivre dans un état second, une sorte de dématérialisation, une séparation du corps et de l'esprit pour continuer à vivre presque normalement: travailler, manger, dormir, faire des courses, faire du ménage, discuter et rire avec mon épouse, mes collègues, les amis, s'occuper à ces petits riens et ces petits tracas qui parsèment notre vie quotidienne...
Ce fut difficile. Ce fut épuisant. Je me suis rarement senti aussi fatigué, l'esprit épuisé par le traumatisme de ces évènements incongrus et insupportables, la pensée bousculée par l'idée qu'on puisse tuer gratuitement, sans autre motif que faire du mal.
Je suis d'une génération qui a été élevée dans la haine de la guerre. Les mots "make love not war" résonnent en moi comme l'écho des mots rares - car ils détestaient en parler - de deux grands-pères blessés en 14, d'une grand-mère qui avait perdu deux frères au Chemin-des-Dames, d'un père maquisard qui avait vu tomber des amis à ses côtés et jamais n'évoquait ces moments de douleur, sauf par intermittence, lorsque le souvenir s'en faisait trop pesant. Pour mes camarades et moi, dans ce début des années 70, alors qu'adolescent je tentais de me construire une individualité, la vie s'annonçait belle, longue, ensoleillée. Pourtant Malraux nous avait prévenu que le 21ème siècle serait religieux ou ne serait pas. Nous y pensions en terme de spiritualité, ce qui ne nous gênait pas dans cette époque où les "communautés" et autres regroupements plus ou moins sectaires foisonnaient, qu'ils fussent à tendances religieuse, philosophique, voire sexuelle. Nous y lisions une grande pétaudière joyeuse, une partouze mondiale dont le seul objectif eut pu être l'épanouissement de l'humanité, un âge d'or longtemps espéré en quelque sorte.
Nous sommes bien entendu rapidement tombés de haut, tant l'être humain est capable du meilleur mais aussi du pire.
Je me rappelle de mon incrédulité en 2001, lorsque les parents d'élèves venus chercher leur enfant en fin d'après-midi m'annoncèrent ce qui se passait à New York. Je me rappelle être resté "scotché" devant mon écran de télévision, tant je n'arrivais pas à comprendre intimement ce qui se passait.
J'ai eu la même sensation d'incrédulité vendredi 13 novembre, alors qu'il était 10h45 - l'heure d'aller au lit - et et qu'avant d'éteindre mon téléviseur sur lequel je visionnais un reportage quelconque je fis un petit tour des différentes chaînes d'information. On tirait dans les rues de Paris. On tuait à la terrasse des cafés ou des restaurants. On prenait une salle de concert en otage... Le malheureux groupe californien "Eagles of Death Metal" a acquis ce soir là une renommée dont il se serait bien passé. Comme les 130 victimes et les centaines de blessés qui ne voulaient que passer une bonne soirée, un bon vendredi soir, un chouette début de week-end dans un Paris paisible où la température était encore douce...
La rentrée n'a pas été simple pour le directeur d'école le lundi matin. Quelles allaient être les réactions des familles? Celles des enfants? Je l'ai écrit dans mon billet précédent, en maternelle nos élèves sont petits et laissent leurs soucis à la porte; je le constate chaque matin, lorsqu'un enfant entre en classe, c'est parfois même physique: j'en ai vu qui littéralement en sautaient le pas; ils laissent le monde extérieur, et entrent dans celui de l'école. C'est une chance, pour eux, de connaître un refuge où ils peuvent se construire individuellement. Il n'y a guère que lorsque leurs valises sont trop lourdes à porter que leur charge nous est parfois dévoilée. Mais ce matin-là, je n'ai rien entendu, je n'ai rien perçu, seuls leur importaient leurs camarades et leurs apprentissages.
J'étais, comme directeur, au portail. D'habitude je suis dans ma classe et une ATSEM s'occupe d'accueillir les familles, mais je sentais qu'il me faudrait être physiquement présent pour tous. Là non plus rien n'est venu; les parents nous font confiance, ils savent que la sécurité de leur enfant est assurée dans la mesure de nos possibilités, et puis ils sont aussi leur propre devoir d'aller travailler pour gagner leur pain. Seule une maman m'a parlé des évènements, une femme voilée, qui m'a juste demandé sans aucune arrière-pensée si nous allions en parler aux enfants. Sans demande de nos élèves, c'était inutile. Contrairement à ce que croit notre administration, l'école française dans son ensemble n'est pas forcément concernée par les soucis légitimes des écoles parisiennes. Et nos élèves de maternelle, contrairement à ce que croit notre administration, n'ont pas dix ans; leur conscience de l'extérieur est parcellaire, volatile, n'a plus d'importance une fois passée la porte de la classe.
J'étais au portail aussi bien sûr parce que j'en avais reçu l'ordre. Ça tombait bien, comme je l'ai écrit cela entrait dans mes intentions, dans ma perception des éventuels besoins des familles de mon école. J'ai d'ailleurs un aveu à faire: depuis quinze ans que je suis directeur d'école, c'est la première fois, - oui, la première - que j'ai eu de mon ministère une réaction immédiate et appropriée quant à nos devoirs et nos responsabilités d'enseignant face au drame. Recevoir dès le lendemain, soit le samedi, des courriels de mon administration de tutelle ainsi que des recommandations, m'a beaucoup surpris, Agréablement. J'en sais gré, j'en félicite l’Éducation nationale, et surtout son ministre actuel que je tiens décidément en très haute estime. Merci Madame Vallaud-Belkacem, merci à votre cabinet, merci à vos services de cette célérité. Pour une fois je me suis senti soutenu dans ma mission de directeur d'école, mes collègues et moi-même ne sommes pas arrivés à l'école le lundi matin l'esprit et les mains vides. Je suis persuadé que votre réactivité a fait beaucoup dans la façon dont les douze millions d'élèves français ont été accompagnés et pris en charge. Si quelqu'un du ministère lit ces mots, qu'il les sache sincères.
Pour autant peut-être aujourd'hui faudrait-il arrêter d'en ajouter. Nous avons compris, nous sommes en "vigipirate alerte attentat", nous devons veiller à ce qui se passe dans nos écoles... Comme tous les jours, quoi. Peut-être avec un peu plus de vigilance que d'habitude. Quoique. JAC, notre illustrateur bien connu, a commis ce matin une excellente illustration que je me fais le plaisir de votre mettre ci (je sais qu'il ne m'en voudra pas):
C'est exactement ça. Dans nos écoles de province, parfois les consignes parisiennes sont disproportionnées, exagérées. Me suggérer d'éventuellement fouiller les sacs de mes parents d'élèves ou des nombreuses nounous est idiot. D'autant plus idiot que n'importe quel imbécile armé pourrait entrer dans nos locaux sans difficulté. Que pourrions-nous faire face à un individu déterminé? Mon école est toute de plein pied avec une légère enceinte grillagée, elle donne sur les champs, tous nos locaux sont pourvus de nombreuses et vastes baies vitrées... Ce n'est pas Paris, ici, je n'ai pas de hauts murs qui datent du 19ème siècle, ni une porte d'entrée en bois massif de deux cent kilos. Certes non fermons tout à clef, mais c'est presque plus pour éviter les vagabondages inopinés qui pourraient tenter les enfants que pour autre chose...
Alors ce qui serait sympa, c'est d'arrêter de m'envoyer des courriels quotidiens quant aux mesures à prendre dans l'école, surtout quand ces mesures sont inopportunes. Je reçois en ce moment dix fois la même chose, ça vient de partout - IEN, DASEN, Ministère... -. Tout le monde m'envoie deux ou trois fois les mêmes courriels, qui disent la même chose, et ces choses ne me concernent pas vraiment. Oui, Madame la Ministre, je vais afficher vos consignes "vigipirate". Mais j'ai reçu l'affiche cinq ou six fois. Stop. J'ai autre chose à faire! Les élèves de ce pays travaillent, le savez-vous? Nous avons nos apprentissages à continuer, des compétences à faire acquérir, des rapports sociaux à faire comprendre. Je m'attends chaque jour à voir débarquer dans mon école un guignol envoyé par la DSDEN pour vérifier que j'ai bien affiché ce qu'il fallait afficher et bien mis à jour mon PPMS. Je le foutrai à la porte, parce que je suis un directeur d'école responsable - et vieux dans la mission en plus - qui n'ai besoin de personne pour veiller à la sécurité de mon école (non, nous ne sommes pas un "établissement", cessez aussi de mettre ces mots quand vous nous écrivez) comme des enfants ou des personnels qui y travaillent. Arrêtez d'en "rajouter", arrêtez d' "en faire trop". Nous avons compris. Nous avons apprécié votre réactivité, mais maintenant il est temps de vivre.
Tout à fait d'accord!....
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