dimanche 22 janvier 2017

Qu'est-ce qu'on paye? Le savoir ou la compétence?

J'ai cru pendant longtemps que de la maternelle à l'université nous faisions le même métier. J'avais certainement trop écouté certains âmes bien-pensantes du début des années 80 qui clamaient haut et fort cette affirmation gratuite. Belle illusion, satisfaisante pour mon ego, gratifiante intellectuellement, parfaitement erronée.

L'origine de ma croyance est liée je crois à la revendication des intellectuels "de gauche" qui à l'époque réclamaient une formation commune de la maternelle à l'université. Une idée généreuse en somme, qui voulait que les professeurs - nous-mêmes n'étions alors qu'instituteurs - reçoivent une formation en pédagogie. Cette idée sera portée par Lionel Jospin à la fin des années 80 qui avec La loi no 89-486 du 10 juillet 1989 supprimera les Écoles Normales et créera les IUFM. Pour qu'elle puisse prendre forme sans froisser les professeurs et surtout leurs syndicats, il aura fallu insister aussi sur le renforcement de la maîtrise des connaissances disciplinaires des enseignants du primaire. Avec un recrutement qui se fera au niveau de la licence, elle aboutira à la création d'un simulacre du fameux "grand corps unique" et la transformation des instituteurs en professeurs des écoles. Les mots ont leur importance. Le combat aura été long, tendu, et fera partie des luttes - école progressive contre école fondamentale - qui amèneront l'explosion de la FEN et la création de la FSU.

Je crois que la disparition des Écoles normales fut une erreur. Contrairement à ce qu'on pourrait penser leur enseignement était parfaitement ciblé, tout aussi didactique que pratique. Les IUFM ont inventé un enseignement détaché du terrain, éloigné de ses réalités, devenu disciplinaire et sans pédagogie. Un comble, alors qu'il devait apporter aux enseignants du secondaire les compétences relationnelles et sociales indispensables pour "concevoir et mettre en œuvre des stratégies d'enseignement" (Françoise Clerc). Et puis le recrutement au niveau de la licence, s'il était destiné à élever le niveau de recrutement, aura l'effet pervers d'un début de carrière retardé alors que les instituteurs devenaient fonctionnaires à dix-huit ans. L'élévation du recrutement au niveau du master par Nicolas Sarkozy sera le coup de grâce donné aux IUFM, qui deviendront en 2013 des ESPE.

Il faudra certainement encore quelques années pour juger sereinement de l'efficacité de ces établissements. Malheureusement le fonds universitaire de la formation donnée aux futurs enseignants n'a semble-t-il pas changé, les critiques entendues de la part des élèves restent les mêmes malgré une année de formation en alternance dont l'idée serait excellente si l'enseignement désincarné reçu par ailleurs en tirait parti. Bref, on tourne en rond. C'est du moins mon opinion. Et si les enseignants débutants que je reçois dans mon école sont clairement des travailleurs acharnés et des jeunes gens plus cultivés que certains d'entre-nous l'étions parfois, ils sont pour la plupart plus démunis face à leur classe que je l'étais moi-même, et plus ignorants je crois de ce que signifie la jeune enfance et - pire encore pour ce qui nous concerne en maternelle - la petite enfance.

Je me rappelle avoir croisé à la fin des années 70 mon professeur de français et latin de terminale. Grand lecteur depuis mes cinq ans, j'étais un élève brillant dans ces matières qui m'avaient toujours passionné. M'interrogeant sur mon cursus depuis mon départ du lycée et découvrant que j'avais intégré l’École normale, il avait eu ces mots: "Vous êtes un sacré feignant, vous auriez pu faire autre chose..."

Sur ma fainéantise supposée, cet homme cultivé et intelligent, par ailleurs bon pédagogue et intéressant lors de ses cours, n'avait pas compris que l'enseignement est un échange, ce que du haut de mes dix-huit ans pour ma part je savais déjà, et qu'un élève ne rendra que ce qu'on lui donne d'enthousiasme et d'intérêt pour ce qu'on lui apprend. Être un bon professeur tient moins à ce qu'on sait qu'à ce qu'on communique et à la façon dont on le fait, réclamer une rétrocession des savoirs ou des compétences sans l'avoir suscité est illusoire et vain. Je suppose que j'avais compris cet indispensable de ce qui fera ma carrière d'enseignant au contact de quelques bons instituteurs et professeurs - j'en ai eu quelques-uns -, mais certainement pas de mon père, professeur d'économie politique, qui bien que supérieurement doué dans son domaine était d'une incompétence notoire dans sa façon de transmettre si j'en crois ce qui m'a été rapporté par certains de ses anciens élèves. "Faire passer" ce qu'on sait n'est pas donné à tout le monde.

Ma propre mère, alors que je débutais, me demanda un jour: " Mais... tu ne feras pas ça toute ta vie?" Le mépris attaché à mon métier d'instituteur - je revendique ce terme - était aussi partagé à l'époque qu'il semble l'être aujourd'hui. Celui de nos collègues du secondaire était alors flagrant, le professeur de français que j'évoquais plus haut en est un bon exemple. Je ne me serais certainement pas attiré ces mots si j'avais commencé des études universitaires et m'était orienté vers le CAPES ou l'Agrégation dans une discipline quelconque. Mais... j'aimais les jeunes enfants, plus que j'aimais le français, l'histoire, les langues vivantes ou la musique, et pouvoir leur apporter quelque chose dans tous ces domaines à la fois, pouvoir les accompagner dans leur maturation physique, culturelle et intellectuelle, me semblait - me semble toujours - le meilleur de ce que je pouvais souhaiter pour moi-même.

Ce mépris envers les enseignants du primaire, et plus encore de la maternelle, je le ressens toujours. Il se cache sous de beaux atours car les professeurs sont des champions de la bien-pensance. Mais il finira toujours par pointer son nez, au détour d'un propos. C'est d'autant plus étonnant que j'ai dans mes parents de très jeunes élèves plusieurs professeurs, dont certains dans le supérieur, qui depuis qu'ils me connaissent et me fréquentent me considèrent manifestement comme un égal, ou du moins ne cherchent pas une quelconque différence. Il m'arrive de discuter péda avec eux et il est clair pour chacun d'entre nous que notre combat est similaire, voire parfois identique tant les jeunes adultes auxquels ils ont affaire ont souvent des comportements infantiles. Mais je ne joue pas - je ne joue jamais - à "celui qui sait" avec quiconque, j'accueille la parole même agressive avec bienveillance, je désarme toute tentative de prise de pouvoir dans une conversation tant il est clair que cela ne m'intéresse pas.

On considère en France que les compétences sont moins importantes que le savoir. Dans notre imaginaire collectif il existe une gradation intellectuelle entre celui qui enseigne aux petits, celui qui enseigne aux adolescents, et celui qui enseigne aux adultes. Cette gradation elle-même connait plusieurs degrés, on est forcément plus intelligent si on a des élèves de CM2 que si on enseigne en maternelle, ainsi que des sous-degrés car en maternelle celui qui a les Grands est nécessairement plus malin que celui qui a des Petits. Je ne connais pas le secondaire, mais j'imagine que celui qui enseigne aux troisièmes est inconsciemment meilleur que celui qui a des sixièmes, les deux étant moins cotés que les professeurs du lycée surtout celui qui bosse en Terminale... Le prof de fac, dans ces conditions, est hors-concours. Vous trouvez ça exagéré? Je venais de la maternelle quand j'ai travaillé en élémentaire à la fin des années 90, les familles étaient inquiètes et les collègues dubitatifs. Lorsque je suis retourné en maternelle quelques années après, pour mon propre plaisir malgré les bons moments partagés, et pour mon amour de la petite enfance, les collègues cette fois ne comprenaient pas et des parents d'élèves m'ont demandé si j'avais été puni! Je n'invente rien, hélas.

Nous ne pouvons rien à cette échelle de valeurs absurde, elle est atavique. Pagnol en parle très bien dans "La gloire de mon père". On a d'ailleurs longtemps largement mieux rémunéré le secondaire et le supérieur, aujourd'hui encore enseigner à certains niveaux apporte son lot d'avantages comme une diminution des heures de cours et une grille de salaire plus favorable. Certes certains enseignants ont passé un concours difficile pour y accéder, ce que je peux reconnaître comme je n'ai aucune difficulté à reconnaître la supériorité intellectuelle ou le savoir lorsque je les croise, que j'admire profondément d'ailleurs car nous avons besoin de penseurs et de garants de la connaissance. Mais en matière d'enseignement que cherchons-nous à récompenser?

Le savoir, s'il est utile, ne porte pas en lui-même la compétence d'enseigner. Les compétences en général d'ailleurs restent dépréciées face à l'érudition. Qui parmi vous osera me dire ou m'écrire le contraire? C'est pour moi une absurdité: apprendre à s'informer, apprendre à sélectionner, apprendre à comprendre, apprendre à apprendre par soi-même... vaut mieux que toute connaissance. Nous n'avons rien à faire d'un savoir encyclopédique. Je suis heureux d'avoir une culture générale étendue, je suis plus heureux encore de savoir la compléter lorsque j'en ai besoin. Notre premier devoir d'enseignant est de développer la curiosité intellectuelle, et d'en donner les moyens. Savoir ce que l'on sait, c'est savoir ce que l'on ne sait pas, c'est l'admettre, et être capable de le dire. Nos connaissances sont la première page d'un livre personnel, dont nous devons avoir l'envie irrépressible de lire la suite. Et savoir aussi comment le faire, surtout à une époque où le réseau global est une si merveilleuse et inépuisable source de connaissance comme d’imbécilité. Science sans conscience...

Nos écoles d'ingénieur, qui sont une voie d'excellence, privilégient le savoir-faire et l'expérimentation. Mais les autorités académiques permettent également et intelligemment à nos futurs ingénieurs d'obtenir le master universitaire correspondant à leur niveau d'études et reconnait par là-même leur compétence dans leur domaine, ce qui est une bonne chose car nos écoles d’ingénierie n'ont pas d'équivalent à l'étranger. Nos diplômés "pratiques", dont ce sont les compétences qui ont été mises en exergue, sont ainsi reconnus aux États-Unis ou ailleurs, et même fort recherchés pour leur efficacité pratique immédiate en labo.

Pour autant ne croyez pas que je veuille dénigrer l'importance du savoir. Plus on en sait, plus on enseigne. Mais encore faut-il savoir le faire! Il est vrai que je plaide pour ma paroisse, mais je ne comprends pas pourquoi un enseignant du supérieur devrait avoir de meilleures conditions de travail et être mieux payé qu'un enseignant de maternelle, alors que les compétences de ce dernier sont unanimement reconnues. Une prime aux études? Une prime aux concours? Et on s'étonnera de l'inéquité du système scolaire... D'autant que cette inégalité commence très tôt, dès la maternelle nous voyons des enfants soutenus et accompagnés par leur famille, bénéficiant d'un environnement familial cultivé et travailleur, ce que nous appelons pudiquement un "milieu porteur". Nous voyons l'inverse aussi, et nous savons qui aura des difficultés pour la suite de ses études. Bien entendu nous faisons tout pour soutenir chacun, nous veillons du mieux que nous pouvons à ne pas être égalitaires mais équitables pour que chaque enfant quitte notre classe avec le maximum de bagage. Mais nous ne nous faisons aucune illusion car la façon dont l'école est conçue en élémentaire puis au collège n'autorise que peu voire pas du tout un enseignement individualisé qui permettrait la réussite de tous. S'il est un besoin cruel aujourd'hui dans notre pays, c'est bien bien celui de massivement investir dans les premières années d'école, entre trois et dix ans, et d'abandonner a fortiori la monstrueuse prime au savoir qui reste la règle nationale. Combien l'on dit, combien l'ont écrit, depuis Montaigne: "Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire, et laissons l'entendement et la conscience vuides. ".


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire