J'en ai marre de lire partout des articles sur l'usage scolaire de l'informatique, des ordinateurs, des tablettes, des tableaux numériques, du "code", et des supposés miracles que ces outils sont sensés faire. Les sites spécialisés dans l'éducation en sont quotidiennement truffés, les autres médias aussi, au point que j'en ai la nausée.
Pourquoi? Parce que j'enseigne depuis trente-cinq ans, que je fais partie de ceux qui ont utilisé ou utilisent l'informatique en classe depuis très longtemps, et parce que j'ai l'impression fâcheuse qu'on m'agite un hochet sous le nez. L'école a des ratés? Voici quelques milliards pour combler les prétendus "retards" français, voilà de jolis appareils -fabriqués en Corée ou ailleurs- qui nous permettront de faire croire que "nous faisons tout" pour aider les petits français. Sans se poser d'autres questions plus cruciales comme celle de la formation des enseignants, comme celle de l'aide qu'on peut donner individuellement à nos élèves, ou en y apportant des solutions bâtardes. C'est de la poudre aux yeux, c'est de la fumisterie, une baguette magique qui fait de jolies étoiles colorées. Nous vivons dans une époque Walt Disney, gloire aux fées! Votre enfant est perdu à l'école, voici un joli jouet, l'universelle panacée!
Chaque époque a eu son lot de nouveautés qui allaient sauver le monde. En 1881, 52 000 fusils ont été distribués dans les écoles, avant que
soient créés des " bataillons scolaires " où les élèves portaient un
uniforme. Ils durèrent dix ans, et ont certainement très bien préparé l'abominable catastrophe de 1914. Un autre exemple, l'arrivée des "cahiers de devoirs" en 1884:
Enfant ! Ce cahier vous est remis pour être le compagnon et le témoin de vos études durant tout le temps que vous passerez à l'école.
Tous les mois environ, vous y remplirez quelques pages seulement ; vous y écrirez le devoir que l'on vous aura donné à faire (...). Et vous continuerez ainsi jusqu'à votre sortie de l'école, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de treize ans ou jusqu'à ce que vous ayez obtenu le certificat d'études. (...)
Ces devoirs mensuels ainsi réunis ne formeront ensemble qu'un bien petit volume. Cependant, ils seront en quelque sorte le résumé de toute votre enfance, l'histoire sommaire de vos six ou sept années d'étude. (...)
Enfant ! faites en sorte de pouvoir un jour regarder cet abrégé de votre vie scolaire sans avoir à en rougir ! (...)
Appliquez-vous, enfant ! Le cahier est là sous vos yeux, encore tout blanc, prêt à recevoir tout ce que vous saurez y mettre de bon, tout ce qui peut vous faire honneur et en même temps faire plaisir à vos parents et à vos maîtres : de belles pages d'écriture, de bonnes dictées, des devoirs soignés d'histoire, de géographie, de calcul. (...)
Faire toujours des efforts, afin de faire toujours des progrès : c'est la loi de l'école parce que c'est la loi de la vie ; les hommes y sont soumis tout comme les enfants. (...)
Enfant ! songez encore à ceci : On ne travaille pas pour soi seul dans ce monde, on travaille aussi pour les autres. Les petits enfants eux-mêmes sans y penser travaillent pour leur pays. Car les bons écoliers feront les bons citoyens.
Pendant ce temps, le WISE de Doha pose à ses 1800 participants la
question suivante: « Do schools kill creativity ? » (Les écoles
tuent-elles la créativité ?). Et pour moi la mise en parallèle est
cruelle. J'observe depuis des décennies dans ce pays l'obsession des manuels scolaires ou des fichiers photocopiés à tire-larigot par des enseignants qui y trouve un facile refuge, sans se poser la question de leur opportunité, de leur adaptation à leurs élèves, de leur efficacité. On remplace la qualité de l'enseignement par la quantité, plus il y a de "fiches" ou de cahiers remplis, de lignes écrites, mieux ça vaut, ça prouve qu'on travaille. Dans le vide, pour rien, mais on travaille. Mes propres élèves de cinq ans sont déjà atteints par le syndrome, qui me disent le jour où nous n'avons pas laissé de trace écrite que "nous n'avons pas travaillé aujourd'hui". Et on me parle de créativité?
Notre enseignement est fermé sur lui-même, il ne vise qu'à se reproduire, et qu'à reproduire ses travers historiques. Travers qui font d'ailleurs que beaucoup d'adultes croient qu'ils pourraient facilement enseigner puisqu'ils ont été eux-mêmes à l'école et qu'ils ne voient dans ce que leurs enfants leurs rapportent que ce que déjà eux-mêmes ils avaient connu.
Pour moi l'usage de l'informatique tel que l'institution le conçoit relève de la même méprise. C'est un outil, précieux, d'une utilité indéniable quand on le maîtrise. Mais apporte-t-il quelque chose à nos élèves? Je l'ai déjà écrit, rien ne remplace le lien de communication tressé entre l'adulte et l'enfant pour les apprentissages, voire les liens tissés entre élèves. L'ordinateur -ou la tablette, ou...- est un enfermement supplémentaire, une émanation magique qui est sa propre destination, son propre objectif. Surtout lorsqu'on utilise un clavier ou un TBI pour en fin de compte compliquer sous un prétexte technique un enseignement qui pourrait être très simple. Rien ne remplacera jamais la découverte manuelle et la manipulation pour l'acquisition de compétences ou de notions mathématiques, rien ne remplacera jamais la langue parlée et la discussion pour l'acquisition du langage, rien ne remplacera jamais les jeux de construction, le dessin, l'écriture manuelle, pour la construction du cerveau. Copernic, Newton, Lavoisier, Marie Curie, étaient des manipulateurs, ils inventaient leurs propres outils, les fabriquaient. Créer, c'est imaginer, et on n'imagine rien avec un ordinateur, qu'on joue ou qu'on travaille, qui n'y soit déjà inscrit, cheminé, tracé. Je me rappelle une gamine de CM2, il y a une quinzaine d'années, qui disait-elle "n'aimait pas la géométrie"; je lui avais fait découvrir le bonheur du dessin tracé à la règle et au compas uniquement. Elle m'avait écrit quelques années plus tard: "... vous m'avez fait aimer la géométrie...". Capucine, je t'embrasse.
Dans le même esprit, notre ministère vient enfin de sortir une circulaire sur la simplification des tâches des directeurs d'école. Mais pour ce ministère, "simplifier" signifie "mettre en ligne"... tout en conservant les documents écrits sur papier. C'est ainsi que notre Base-Elèves fait double emploi avec le toujours obligatoire fameux Registre-matricule, et nous faisons le boulot deux fois. C'est ainsi que nous devons désormais remplir en ligne le PV des élections des représentants des parents d'élèves, mais nous l'imprimons, le faisons signer, l'envoyons par courrier, et nous faisons le boulot deux fois. C'est ainsi que nous envoyons par courrier mais aussi désormais par courriel la liste d'émargement pour les élections professionnelles, et nous faisons le boulot deux fois. L'informatique quel bonheur! Internet quelle délivrance! La machine libère l'homme. Ou le contraire.
Je vous rassure: j'ai deux ordinateurs chez moi, sur lesquels je prépare en partie mon boulot -mais j'utilise toujours des stylos, des feutres, des ciseaux, de la colle...-. J'ai un ordinateur dans mon bureau de directeur. J'ai six ordinateurs dans ma classe, que mes élèves apprennent à manipuler. Je n'en fais par pour autant une obsession, surtout pas, et j'aime voir mes élèves se précipiter pour se déguiser avec de vieilles robes et d'abominables chapeaux sortis de la malle à déguisements -voilà du vrai jeu de rôle!-, ou bâtir avec les jeux de construction des véhicules futuristes. Oui, pour moi les ordinateurs que j'ai en classe sont au même rang d'intérêt qu'un vieux sac à commission ou une boîte de Clipos.
Mais le miroir aux alouettes est bien en place.
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