Je viens de découvrir avec plaisir et intérêt
une thèse de doctorat en Sciences de l’Éducation, soutenue en 2012 par Mme Christine Descaves-Burgevin, consacrée à la direction d'école dans le premier degré. C'est un sujet rarement exploité, et cet excellent travail ne doit pas rester ignoré des professionnels que nous sommes.
Cette thèse est plus précisément attachée à la question suivante: la direction d'école dans le premier degré est-elle une «affaire d'hommes»? Autrement dit, les hommes sont-ils sur-représentés dans la direction d'école par rapport à leurs collègues femmes?
La question m'intéresse évidemment, d'autant que je suis effaré par le manque criant de parité dans une profession enseignante dont plus de 80% des acteurs sont des femmes, proportion particulièrement frappante dans le primaire, et plus encore en maternelle où je suis moi-même directeur, singleton égaré dans les jupes d'une école de la petite enfance qui dans notre pays porte encore malheureusement le nom de "maternelle"... Vous vous doutez bien que je préfèrerais clairement un nom plus juste comme par exemple celui de "première école", qui me semble plus adapté à la réalité du travail que nous y effectuons.
Néanmoins, ce n'est pas le sujet principal de la thèse qui m'a le plus intéressé, mais celui transversal des enquêtes sur le métier de directeur d'école que la recherche impliquait. De ce point de vue, cette thèse est fort riche, et la lire en diagonale est fort enrichissante. C'est pourquoi j'en recommande encore une fois chaudement
la lecture.
Quelques phrases en exergue de la thèse sont particulièrement frappantes et illustrent nettement notre mission:
« Une chose écartelée entre un Inspecteur, un Maire, des collègues, des parents, une classe... » (Directrice d’école, juin 2010)
« Primordial mais incompris » (Directeur d’école, juin 2010)
« Le couteau suisse de l'école (pédagogue, enseignant, animateur, psychologue, concierge, infirmier, secrétaire, négociateur, agent technique, suivi des élèves, partenaire mairie, dernier maillon institutionnel, représentant de l'institution » (Directrice d’école, juin 2010)
« Capitaine d’un navire à la dérive dans un champ de mine avec des icebergs. Le plancher de mon navire est bondé et je dois assurer toutes les manœuvres seul. Je dois également courir de la proue à la poupe et de bâbord à tribord pour réparer les avaries » (Directeur d’école, juin 2010)
« Poisson-pilote » (Directeur d’école, juin 2010)
« Buvard – tampon – soutien - garde-fou - entre 2 chaises. » (Directeur d’école, juin 2010)
N'est-ce pas juste? De nombreux éléments de cette thèse sont passionnants de vérité. Sur les rapports avec les IEN, par exemple:
« Ca détruit pas mal, ça détruit pas mal parce que c'est vraiment vexatoire, c'est humiliant, et puis alors ça m'a fait perdre énormément confiance, énormément parce que j'avais l'impression d'avoir travaillé pour rien, et puis j'ai eu alors la chance, quelque temps après, d'avoir une nouvelle inspectrice qui a été quelqu'un de, je pense très humain et qui, bon je suis allée la voir, je lui ai dit « Je pense que vous êtes au courant du dossier, vous savez ce qu'on dit de moi » et sa réponse a été « Ah non, j'ai pas lu votre dossier et puis alors je m'en fous complètement » ... [Sylviane]
« On reconnaît jamais le travail qui est fait, euh, c'est-à-dire que, pas une seule fois, pas une seule fois dans toute ma carrière, enfin je parle de ma hiérarchie, là, pas une seule fois dans ma carrière, on m’a dit : « c’est bien ». ... Ben, je veux dire, j’ai été inspecté comme tout le monde, mais pas une seule fois, on m’a dit : « c’est bien continuez », c’est plus des rapports : « ben là vous avez pas fait ci, là vous avez pas fait ça, là vous n’auriez pas dû faire comme ça », bon et ça, enfin, j’sais pas, y a eu des bons moments, des parents qui sont venus nous dire : « c’est super », mais ... non c’est la hiérarchie qui me pose problème, c’est plus des problèmes à ce niveau-là. » [Gérard]
« Moi, en tant que directrice j’ai failli, j’ai été agressée l’année dernière et euh j’ai été insultée euh et euh, j’ai failli j’ai failli tomber par terre, j’ai failli en arriver aux mains dans le sens où la personne a failli me gifler, j’ai vu passer la main à quelques centimètres, j’ai été très mal, surtout j’ai pas été soutenue par ma hiérarchie qui m’a laissée lâchement gérer la chose. » [Laurence]
Sur les rapports avec les municipalités:
« Le fait aussi de pas demander des choses, quoi, dans nos demandes, on est parfaitement, raisonnable, et puis c’est vrai qu’il y a toujours eu un bon rapport, bon, quand on agresse les gens, les représentants de la municipalité en conseil d’école, après on peut pas leur demander ... Je préviens toujours s’il y a un point sensible, je préviens la municipalité, je leur dis : « attention, on va aborder ça … » Au moins, ils peuvent se préparer psychologiquement, quoi, c’est important quand même. » [Gérard]
« On a en général ce que l'on demande, bon pas forcément dans l'immédiat mais on finit toujours par obtenir ce qu'on a demandé [...] Finalement euh on est un peu d’égal à égal, quoi, eux ont la responsabilité de faire fonctionner leur commune et leur école, quelque part, c’est quand même leur école, et nous, on a la responsabilité de faire fonctionner notre école, [...] franchement, là, on sent qu’on a des rapports d’égal à égal et euh ils tiennent compte de ce qu’on dit, nous sommes conviées pour tous les sujets qui touchent à l’école [...] non y a pas de rapport, enfin, qui pourraient exister peut-être si c’était homme/homme, tu vois ou, maire/directeur, tu vois, on n’a pas du tout ce rapport de force, non franchement ça se passe bien. » [Florence]
Avec les adjoints:
« J’ai été adjoint avant, j’ai été 3 ans adjoint ici avant, ou 2 ans j’sais plus et dès que j’ai eu la fonction, eh ben là, ils ont commencé à me tester, dans leur
comportement, j’arrive le matin, on me dit bonjour, quand c’est le jeudi, le jour de ma décharge : « Ah t’as vu, y a ça, y a ça … », ils ne me disent même pas bonjour, ils me balancent tous les problèmes, par exemple, ce matin, ils m’ont dit : « Y a ça et ça et ça à faire dans le bureau », voilà, au cas où j’aurais rien à foutre dans le bureau, entre guillemets, quoi. » [Pierre]
« Je ne me sens pas au-dessus mais, de fait, c'est, ce sont les adjointes qui ont tendance à nous considérer comme à part. Moi, c'est un peu le sentiment, on ne fait plus tout à fait partie de, l'impression de ne plus de faire tout à fait partie de l'équipe. » [Pascale]
« Quand je suis arrivée à l'école, il n'y avait pas de conseils de cycle, c'est quand même obligatoire depuis 1990 quand même, pas de conseils de cycle, pas de travail d'équipe, pas de programmation ... ben on arrive avec ses gros sabots, on prend un calendrier, les conseils de cycle, on va faire ça, machin, j'ai participé à tous les conseils de cycle, cycle 2, cycle 3, ... ah ben , « fais les comptes-rendus, fais les ... ». Alors évidemment, ça coince, donc, moi je pense aussi, ça a été des heurts de caractères, parce que moi je demandais à ce que ce soit fait, on respecte les textes mais c'est aussi ce qu'on me demande, ce n'est pas de la servilité mais je pense que c'est important de le faire. » [Pascale]
Avec les adjoints ou le personnel en général:
« ce qui est le plus difficile, c'est pas la paperasse, ça c'est rien, c'est gérer l'humain, c’est-à-dire le contact entre les personnes, les humeurs des uns et
des autres, que ce soit les ATSEM, je ne parle pas des enfants, hein, des grandes personnes, des adultes, c'est gérer l'humain le plus difficile, pour moi je trouve que c'est gérer l'humain. » [Ghislaine]
Avec les familles:
« Un enseignant avec un parent, ils en sont presque venus aux mains... un parent d'élève qui arrive en furie parce qu'il s'est engueulé avec une instit’ qui arrive en furie derrière… » [Agnès]
« On est là aussi pour soutenir une collègue qui s'est fait agresser verbalement et on essaie de dédramatiser les choses, c'est pas toujours agréable non plus, euh même si la collègue a fait une boulette on essaye de rester neutre et sans dire aux parents que la collègue a fait une boulette. » [Ghislaine]
Sur la paperasserie et l'informatique:
« Et tout ça, ça prend du temps et puis, y a de plus en plus de temps à passer à ça, à ... les dossiers, les enfants en difficulté, bon avant ça se gérait relativement facilement, maintenant c’est des dossiers de 4/5 pages, on demande 3/4 fois les mêmes dossiers, euh, à croire qu’ils en font des avions. » [Jean-Pierre]
« Quand je suis arrivé, [ouvre des placards et des tiroirs] voilà ce qu’il y avait comme paperasse entre 75 et 2000, et depuis que je suis arrivé… [il nous
montre]
- Oui, effectivement !
- Bon, ça vous donne un ordre d’idées, de ce que sont devenues les paperasseries.
- D’accord, donc ça a pratiquement doublé, quoi ? !
- Plus ! Maintenant pour tout, il faut faire des dossiers. » [Jean-Pierre]
« Ce qui me plaît le moins c'est la paperasserie mais elle est, elle est malheureusement indispensable et ça va pas en s'arrangeant, on pensait qu'avec l'informatique, ça supprimerait un certain nombre de tâches, il y a plein de domaines où ça double les tâches, en fait. » [Christian]
Sur le temps consacré à la direction d'école:
« L’inconvénient, c’est qu’on a une somme de travail formidable, enfin, moi, le mercredi, j’reviens, le dimanche matin, j’reviens. » [Dominique]
« Mes sept premières années, je suis venu travailler tous les mercredis matins et tous les dimanches matins, parce que j'étais tellement empoisonné avec le téléphone, les gens qui rentrent, qui sortent etc., qu'il y a des jours où je faisais rien de ce que j'avais prévu de faire donc, et ben le dimanche matin, le téléphone ne sonnait pas, bon, je suis plus rôdé, je vais beaucoup plus vite et puis, cette année, j'ai décidé que, sauf cas de force majeure, je ne viendrai plus le dimanche matin [rire]. » [Christian]
« C’est du 6h30 le matin à minuit, je m’assois une demi-heure, quoi, c’est infernal [...] j’habite sur le lieu, oui, pratiquement, je suis à 50 m de l’école, donc le soir, je reviens à l’école, pratiquement tous les jours, après le repas, je suis là souvent le dimanche après-midi. » [Caroline]
La classe... ou la direction?
« C’est vrai que, moi, je donne priorité à ma classe [...] On ne peut pas non plus pénaliser les enfants, c’est pas possible, on est directeur, d’accord, mais
on est d’abord enseignant avec les enfants, pour moi, c’est primordial. » [Monique]
« C’est la priorité, moi, c’est ma classe. Donc, quoi qu’il arrive, la direction, moi, ça passera plus tard, quitte à revenir pendant les vacances, pendant les
week end. C’est d’abord, mes CM2, si j’ai un point à atteindre, c’est les emmener à un certain niveau, voire un niveau certain en 6°, c’est la priorité, donc c’est d’abord eux, donc je fais mes progressions hebdomadaires, mensuelles, tout ça et mon cahier journal, tout ça, c’est eux d’abord, après c’est le bureau, là j’ai un tas, après quoi. » [Pierre]
« Donc c’est vrai que, parfois, c’est difficile, on ne devrait plus avoir sa classe à un certain stade, c’est vraiment lourd, parce que dans notre fonction de directeur, on doit être disponible, le directeur doit être disponible. » [Ghislaine]
« Et on est frustré, j’ai l’impression de laisser ma classe, de ne pas faire mon travail pédagogique, parce qu’on fait de l’administratif, non c’est vraiment un métier ingrat, la direction d’école. » [Caroline]
« J’aurais une décharge complète, bon je sais pas, je veux dire avec des interventions auprès des enfants, ça encore, ça irait, mais pas d’enfants du tout, je pense que j’aurais du mal, j’apprécie le lundi, pour faire mon travail tranquillement mais j’ai besoin des enfants, encore beaucoup, je suis encore en plein dedans, là, malgré la fatigue quand même, je m’en rends compte là, passé 50, c’est difficile, voilà. » [Agnès]
« Je trouve que ça commence à suffire, là, par exemple, on a fait des concertations mais ça n’arrête pas, c’est le soir et il faut que je fasse les compte rendu, bon, il me manque du temps, j’ai pas suffisamment de temps... donc c’est bien d’avoir toujours sa classe, ça te permet d’avoir une bonne idée de ce qu’est la réalité, t’es toujours bien dans la réalité, t’es toujours bien dedans, mais euh ... un peu plus de temps. » [Didier]
J'espère que ces courts extraits d'une thèse de 450 pages vous auront suffisamment donné envie de la lire, ou au moins de la parcourir. C'est une mine d'informations et de témoignages. Et bien entendu, c'est aussi une accumulation de preuves que notre situation ne peut plus durer. Les directeurs d'école exercent un métier particulier, je ne l'exprimerai jamais assez, il est largement temps qu'on en tienne compte, pour le bien de nos élèves et pour la pérennité de l'école publique.