Comment en est-on arrivé là?
Décriés, vilipendés, écrasés pendant cinq ans par un gouvernement qui les haïssait, les enseignants français accordaient au nouveau gouvernement un capital de confiance dont l'importance était à la mesure de l'espérance qu'ils mettaient en des jours meilleurs. Entendre pendant des années qu'ils étaient des profiteurs, des nantis, de plus incompétents et hostiles à tout changement, avait amené les enseignants à croire qu'un nouveau ministre, philosophe de formation et ancien professeur, saurait enfin les écouter et remédier aux maux croissants du système, comme reconnaître leur réel investissement au service de leurs élèves et remonter leur moral défaillant face à une paupérisation galopante.
La chute est brutale, et fait mal.
Après avoir écouté durant de longs mois tout le monde et n'importe qui, qui pouvait avoir une opinion aussi délirante soit-elle sur l'école et son fonctionnement, M. Peillon a enfin commencé son travail et sorti un premier projet de décret pour, selon ses dires, "refonder l'école". Le seuls à n'avoir été aucunement consultés, hélas, ont été bien entendu les enseignants. Laisser de côté plusieurs centaines de milliers d'acteurs quotidiens du système, il fallait oser. M. Peillon l'a fait. Il dira que les syndicats ont rempli ce rôle, mais quand on sait la représentativité des dits syndicats -et il suffit pour ça de regarder les chiffres des dernières élections professionnelles-, on comprend facilement que ceux-ci ne représentent plus qu'eux-mêmes, chacun d'entre eux avec de plus ses obsessions particulières, qui pour la réunionnite inopérante et galopante, qui pour le refus systématique de toute hiérarchie -ni Dieu ni maître!-... En fin de compte, si certaines centrales ont timidement mis en avant ce qu'elles appellent "des avancées", elles ont bien elle-mêmes été contraintes de voter contre le projet de décret au CSE. Comme quoi elles n'ont pas su faire entendre la voix des soutiers qui quotidiennement exercent leur métier d'enseignant dans des conditions de plus en plus difficiles.
Alors que sur le terrain chacun disait que la priorité devait être d'alléger des programmes d'enseignement lourds et inadaptés, M. Peillon s'est attaqué aux "rythmes scolaires". Pourquoi pas, il faut bien commencer par quelque chose. Monsieur le ministre a donc décidé de mettre au travail les enseignants le mercredi matin pour, selon ses propos, alléger la journée de travail des enfants.
Joli allègement. Là où un autre pays aurait en plus du mercredi joyeusement sabré les horaires quotidiens pour allonger l'année de deux semaines prises sur les longuissimes vacances d'été, Monsieur le Ministre a fait un choix mi chèvre mi choux qu'il croit sans doute consensuel mais qui au final ne satisfait personne car il met tout le monde dans l'embarras. Que s'est-il donc passé dans ce ministère entre septembre et décembre 2012 pour que puisse être proposé un projet de décret qui ne tienne compte d'aucune des réalités du terrain, qu'il s'agisse de son impact financier ou des personnels concernés? Ces gens se sont-ils autocongratulés pendant quatre mois?
En effet, M. Peillon clame à tous vents que le travail du mercredi ne coûtera rien aux communes ni aux territoires. Il faut oser. Ou alors c'est une illustration frappante de la méthode Coué. Ouvrir une demi-journée supplémentaire les locaux scolaires, avec ce que cela implique pour les transports scolaires, les frais de personnel et de nettoyage, d'éclairage et de chauffage, cela ne coûte rien? Vouloir garder les enfants au sein des écoles ou dans des locaux municipaux jusqu'à 16h30, à la garde des enseignants pour quelques-uns ou de personnels municipaux diplômés pour la plupart, cela ne coûte rien? Il faudra bien que les communes élaborent un budget particulier, et au final ce seront bien les contribuables qui mettront la main à la poche, ce qui illustre bien l'idée que la "gauche" française n'a jamais su qu'augmenter les impôts tout en s'en défendant. De plus, où les communes trouveront-elles le personnel pour cette heure quotidienne supplémentaire? La plupart n'auront pas le choix, elles devront faire payer les usagers, totalement ou plus probablement en partie. Quant aux toutes petites communes, dans lesquelles le périscolaire n'est pas présent -ni moyens, ni locaux-, elles ne pourront pas du tout faire face, ce qui laisse craindre que de nombreux élèves rentreront chez eux sans activité complémentaire aucune. Où est l'égalité des territoires là-dedans?
Et puis, cela amène d'autres interrogations pour les communes. Centres aérés, restaurants scolaires ou garderies fonctionnent grâce à des conventions particulières signées avec Jeunesse et Sports ou les CAF. Le mille-feuilles qui préside à l'élaboration d'un service municipal de la Jeunesse ne se met pas en place tout seul. Or Monsieur le Ministre donnait jusqu'au 1er mars aux communes pour prendre leur décision d'appliquer le décret en septembre 2013, ou par dérogation justifiée en septembre 2014. Ce n'était même plus illusoire, c'était absurde. M. Peillon comptait jusqu'à 60% de communes favorables en décembre 2012, un mois plus tard la proportion s'est fort logiquement inversée, et ne concerne plus au prime abord que les grandes agglomérations urbaines "de gauche" pour lesquelles il s'agit le plus souvent d'une décision purement politique (Nantes, Dijon, Lyon...). Bien sûr, le projet de décret est actuellement certainement en partie réécrit, le délai imparti a été repoussé in extremis à la fin mars, mais cela ne devrait pas changer grand chose tant que l’État refusera de prendre en compte le coût réel de sa décision comme le temps d'une institution territoriale, qui n'est pas le même que celui du ministère.
Pour les enseignants et les élèves, qui sont les premiers concernés, qu'en est-il? Pour les élèves, cela ne changera pas grand chose. On peut juste espérer que la semaine désormais continue sera propice aux apprentissages. Nous verrons bien. Pour les enseignants en revanche, le changement est plus important.
D'abord, il porte en germe une main-mise municipale sur les écoles, puisque les municipalités seront contraintes, même si elles n'en avait aucune envie, d'opérer des choix d'emploi du temps hebdomadaires et quotidiens qui impacteront directement le fonctionnement des écoles et le travail des enseignants. C'est une première. On peut l'estimer intéressante ou la honnir, cela reste une réalité. Moi qui milite activement pour une autonomie accrue des écoles au plus près des besoins des élèves, je ne peux que saluer le changement. Mais on peut légitimement craindre qu'à certains endroits du pays les évolutions ne s'opéreront pas sans douleur, ainsi qu'éventuellement à l'avenir cette emprise devienne plus forte. Sera-t-elle bénéfique? J'aime mieux rester optimiste. Je préfère de toute façon cette possibilité, toujours dans l'idée de la forte autonomie des écoles que je réclame, à celle d'un choix opéré par les DASEN (Directeurs Académiques) qui n'ont qu'une idée très vague du fonctionnement réel du terrain, mais qui ont de fait par le projet de décret le pouvoir de décision final quant aux choix d'emploi du temps proposés par les municipalités. Vous remarquerez que personne ne demande l'avis des familles, des enseignants, ou du Conseil d'école... Ah si, je mens par omission, le Conseil d'école peut "le cas échéant" (sic) émettre une proposition. Ah ah ah. J'espère qu'une majorité de municipalités préfèrera, ne serait-ce que par principe, consulter sa population et les écoles.
D'autre part, venir travailler une demi-journée supplémentaire implique de réels frais, de déplacement à une époque où l'essence coûte la peau des fesses, ou de garde pour les jeunes enseignantes en charge d'enfants -83% de femmes dans l'éducation nationale, ce n'est pas rien-. De plus, contrairement à leurs homologues du secondaire qui n'ont que dix-huit heures de cours à assurer et sont grassement défrayés pour leurs heures supplémentaires, heures de réunion, ou rencontres avec les parents, les enseignants du primaire eux n'ont que leur traitement de base sans aucun ajout et sont sur leur lieu de travail 27 heures par semaine. Les enfants n'en ayant plus que 24, la logique d'un état qui ne veut nous faire aucun cadeau implique qu'il faille bien occuper maîtres et maîtresses pendant les trois heures restantes.
Le gouvernement précédent avait inventé l'AP (Aide Personnalisée), celui-ci la remplace par l'APC (Activités Pédagogiques Complémentaires). J'en ai déjà parlé sur ce blog, les hauts fonctionnaires de l’Éducation nationale sont champions pour inventer des sigles. L'aide personnalisée est morte, qu'elle repose en paix, je l'ai suffisamment haïe pour la laisser dormir de son dernier sommeil sans aucun remord. Ces nouvelles APC ne durent plus qu'une heure par semaine, les enseignants se partageant les deux heures hebdomadaires restantes entre réunions et temps de formation, dont une partie à distance grâce à internet -on va bien rigoler-. Je peux imaginer que dans une grosse structure deux heures hebdomadaires ne soient pas de trop (quoique...), mais dans mon école de deux classes je ne vois pas bien ce qu'on pourra se raconter avec ma collègue. Compte-rendu de réunion: cette semaine, belote... Mais revenons aux APC. Elles sont destinées à aider les élèves en difficulté (on y revient), ou à pratiquer des activités en lien avec le projet d'école ou le "Projet Éducatif Territorial" (PEDT -ils ont mis le D parce qu'autrement il était trop facile de dire que...-). Pour une application de la réforme en septembre 2013, la mise en place par une commune des lignes directrices du projet éducatif territorial devrait avoir lieu avant avril 2013 au plus tard.
« Le projet éducatif territorial comprend l’ensemble des actions qui contribue à assurer la réussite de tous les enfants et les jeunes, à organiser la continuité éducative entre le temps scolaire et les autres temps de l’enfant, à associer les parents et plus largement la communauté éducative à l’atteinte de ses objectifs. Il permet de coordonner les actions pédagogiques organisées dans le cadre du projet d’école avec les initiatives des collectivités territoriales et les propositions des associations dont celles de l’éducation populaire. Il organise et valorise leur
complémentarité au service de la cohérence et de la continuité éducative à l’échelle territoriale. »
L’association des Maires de France (AMF) a cerné une partie du problème en affirmant : « Le projet éducatif territorial est une condition obligatoire à la prise en compte par le Dasen des propositions faites par le maire d’organisation de la semaine scolaire. À défaut de précisions sur son contenu, il est illusoire de penser qu’il pourra être élaboré rapidement. Or il s’agit d’un élément déterminant dans le choix des maires pour une application de la réforme. »
Le
réseau Prisme soulève lui une autre question: « Les projets de réussite éducative, qui ont rendu obligatoire le portage du projet par une structure juridique
ad hoc ont montré la voie vers de nouvelles formes de gouvernance du partenariat éducatif où tous les acteurs concernés peuvent s’impliquer en étant reconnus. Il faudra bien pour les PEDT définir un cadre (juridique ?) réunissant tous les acteurs concernés pour définir, mettre en œuvre et évaluer la politique éducative du territoire. »
Voilà qui amène de nouveau évidemment à se poser la question de la place primordiale des directeurs d'école dans ce qui va se passer dans de nombreuses communes dès septembre 2013. Car qui décidera finalement du nombre et du nom des élèves encadrés par les enseignants lors de l'APC, qui doivent être pratiquées "en groupes restreints", et donc de ceux pris en charge par les agents municipaux? Les enseignants -par décret- et le directeur, forcément. Qui devra organiser l'articulation, en raison notamment des problèmes de sécurité? Le directeur, obligatoirement. Qui a la responsabilité des locaux pendant le temps scolaire? Le directeur. Il faut comprendre que les locaux d'une école forment un tout, et ne sont pas dissociables: si un accident survient pendant l'APC, qui est un temps d'école, dans une activité encadrée au sein de l'école par un animateur, le directeur en est responsable, sauf convention particulière agréée par l’administration. Mais quelle est la valeur juridique d'une convention signée par un directeur d'école qui n'a aucune reconnaissance légale pour le faire? Que se passerait-il si un accident grave survenait, ou un incendie? Il est à craindre que, conventionnement ou pas, la Justice retombe sur le dos de la direction d'école, qui est depuis toujours de facto la responsable des locaux.
Il faut néanmoins reconnaître que cette fois tout de même avec l'APC on tient compte de l'idée que peut-être certains enfants en difficulté ont plus besoin de voir d'autres horizons que de faire deux heures de boulot de plus que leurs camarades. Cette fois tout de même on tient compte de l'idée que cela permettra aux enfants de maternelle, qui à l'heure de l'aide personnalisée suçaient leur pouce et s'endormaient debout, de ne pas bachoter de façon inconstructive. Cette fois tout de même on tient compte de l'idée que peut-être le projet d'école a dans certaines écoles de l'importance. Bref, on va tout de même vers le mieux, en se laissant la possibilité d'aider ponctuellement certains enfants. Jusque là rien à dire.
Mais il va falloir que le ministère se penche sérieusement sur le problème de la direction d'école. D'abord parce qu'on sait qu'aucune réforme ne peut fonctionner sans l'implication des directeurs d'école, ce que de nombreux rapports soulignent avec constance depuis des années. Ensuite parce que les questions juridiques que le projet de décret souligne sont une sérieuse pierre d'achoppement. Clairement les directeurs d'école n'accepteront pas de rentrer dans un dispositif qui leur demande autant, en particulier en termes de responsabilité, sans en avoir un minimum les fruits. Il n'est plus possible de se passer d'une reconnaissance juridique claire et précisément définie pour tout ce qui se passe pendant le temps scolaire. Quant à imaginer un statut juridique sans tout ce qui l'accompagne, c'est à dire un statut différencié de celui des enseignants, avec du temps de travail, une reconnaissance institutionnelle et salariale, ce serait suicidaire pour un ministre qui depuis un mois accumule les maladresses.