J'ai beaucoup écrit sur ce blog quant à l'importance des directeurs d'école dans le fonctionnement de notre école primaire. Le directeur d'école est au centre du système, même si cela est nié depuis longtemps par ceux qui n'ont pas intérêt pour des questions de pouvoir à ce que cela se sache, qu'il s'agisse de l'institution elle-même, des enseignants que cela peut « arranger », de syndicats divers ou de municipalités qui préfèrent l'ignorer. Je peux également comprendre que cette position centrale ne soit pas une évidence pour ceux qui connaissent mal la question, en particulier les familles de nos élèves qui pourtant sont les premières concernées. Il est donc temps de l'expliquer, et pour ce faire je dois revenir sur quelques notions fondamentales.
Qu'est-ce qu'une école? C'est un lieu géographiquement organisé, un ensemble de bâtiments à usage spécifique, tout autant qu'une structure fonctionnelle. Son objectif est de faire acquérir aux enfants entre trois et onze ans -en France- les compétences et connaissances nécessaires à la poursuite d'études qui leur permettront adultes d'avoir une vie sociale et de travailler. Pour des raisons de coût pour la collectivité comme de sociabilisation -voire d'intégration s'il s'agit d'enfants d'origine étrangère-, la Nation a organisé cet enseignement de manière collective, en regroupant les enfants par secteur géographique et par classes d'âge pour des raisons pratiques.
On touche là les premières limites du système. Effectivement en France ce sont les communes qui ont la charge financière des écoles primaires. On conçoit donc facilement que selon les possibilités budgétaires des municipalités, de criantes inégalités se fassent jour; entre une commune rurale même peuplée sans trop de revenus et une commune bénéficiant d'une zone industrielle ou commerciale importante, les budgets sont fort dissemblables et ne permettent pas forcément d'assurer aux écoles les moyens de leur activité: bâtiments plus ou moins vétustes, budgets de fonctionnement dérisoires, équipements sportifs de proximité inexistants, etc.
De la même façon, on observe le phénomène logique de l'hétérogénéité des élèves liée au secteur géographique de recrutement, quartier ou commune. Cette hétérogénéité peut être la conséquence de la diversité des cultures représentées au sein de l'école, des milieux familiaux plus ou moins « porteurs », plus ou moins cultivés ou plus ou moins diplômés, des niveaux de revenus... On peut certainement la considérer dans certains cas comme une richesse, mais elle est souvent à juste titre ressentie par les professeurs des écoles comme le plus sérieux obstacle à leur enseignement si le nombre d'élèves par classe est important et dépasse un certain seuil. La difficulté est encore plus flagrante si le nombre de classes de l'école impose aux enseignants d'avoir deux ou trois niveaux d'enseignement. Il fut une époque où il se racontait qu'il était plus intéressant d'avoir plusieurs niveaux au sein de la même classe pour favoriser entraide et autonomie. Avec dix ou douze élèves peut-être, mais qui pourrait croire une pareille billevesée lorsque vingt-cinq enfants ou plus sont regroupés? Le temps de présence de l'enseignant auprès de chacun est inversement proportionnel à leur nombre et leur diversité. Dans un tel cadre seuls les enfants les plus « scolaires », favorisés culturellement ou socialement -les enfants d'enseignants par exemple-, sauront profiter du système. Et encore! La mixité sociale est un savant cocktail aux dosages compliqués, facilement troublé. Si notre école était organisée en cycles d'apprentissage avec des effectifs élastiques selon les réussites des élèves et des enseignants en surnombre pour accompagner ceux en difficulté, et non pas structurée en niveaux rigides (un enseignant/un niveau -ou plus-/un lieu), peut-être l'hétérogénéité ne serait-elle plus un obstacle aux apprentissages.
Le recrutement d'une école, la qualité du bâti et les structures qui l'environnent influent donc grandement sur le « climat scolaire » et sur la réussite concomitante des élèves. Croire que seule compte la qualité de l'enseignant dans le résultat scolaire serait s'illusionner. C'est malheureusement ce que depuis plusieurs décennies une propagande insidieuse tend à faire croire aux français, alors que les professeurs des écoles s'arrachent les cheveux à faire leur travail du mieux qu'ils le peuvent, dans des conditions de plus en plus déplorables.
Ainsi encore, dans son récent ouvrage « Pour une école qui aime le monde » (Presse Universitaire, 2013), Denis Meuret propose une description lapidaire du « climat scolaire », qui pour lui « désigne la qualité des relations qui se nouent entre les acteurs d’une même expérience scolaire, essentiellement entre élèves ou entre élèves et adultes d’une même classe, d’un même établissement ». Je ne suis pas d'accord dans la mesure où cette vision occulte un peu rapidement un certain nombre d'impondérables difficilement maîtrisables pointés d'ailleurs par les travaux de l'OCDE (OECD, Creating Effective Teaching and Learning Environment), qui soulignent l'importance de la qualité du bâti (vétusté, propreté, taille, luminosité, chauffage, état des partie communes), de l’engagement des enseignants et de la dynamique d’équipe, du cadre et des règles, de l'implication des élèves (absentéisme, manque d’assiduité, de travail, de participation), des problèmes de violence (harcèlement, brimade, intimidation), bien avant le climat relationnel qui leur est en partie conditionné et concerne les relations entre élèves, entre enseignants, entre élèves et enseignants mais aussi entre enseignants et direction d'école ainsi que hiérarchie au sens large dans un pays comme la France où le système est extrêmement centralisé -ce qui n'est pas en général le cas ailleurs-. Non, la qualité des relations humaines dans une école ne suffit pas à assurer la réussite des élèves: chaque école a ses spécificités qui facilitent ou non la qualité du travail des enseignants et en déterminent en partie le succès. Ce fin équilibre est à la merci de toute faillite de l'un des points évoqués.
C'est dans ce cadre complexe qu'intervient le directeur d'école. J'ai personnellement commencé ma carrière en effectuant des remplacements pendant une quinzaine d'années, d'abord contraint et forcé puis par choix. J'ai très rapidement observé l'importance de ce « manager » dont j'ai pu dès cette époque résumer le rôle avec une formule simple: « Une école, c'est un directeur. » Cette idée recouvrait une réalité complexe mêlant ambiance de travail, absence de conflit, conditions matérielles satisfaisantes, etc. J'ai vu des écoles changer de directeur et parallèlement changer immédiatement d'atmosphère. Je précise que l'ai utilisé plus haut le terme de « manager » en parfaite connaissance de cause, quitte à m'attirer les foudres des derniers tenants de l'autogestion et des pourfendeurs de la « gestion managériale », car c'est bien à mon sens cela qu'est aujourd'hui -ou que devrait être- un directeur d'école.
Concrètement, le directeur est au centre du système. Il est l'interface nécessaire entre sa hiérarchie et les enseignants, entre les enseignants eux-mêmes, entre la municipalité et l'école. Il organise, cadre, surveille, modère, il est une force de proposition car il est à même de percevoir les tenants et les aboutissants d'un projet, son intérêt et ses limites, ses conséquences pour les élèves ou pour l'école. Il est d'ailleurs considéré par les élus comme par les familles comme responsable. Ce n'est pas un hasard. Le directeur d'école est un « leader » certes imposé par l'institution mais d'emblée considéré comme tel par les interlocuteurs de l'école. C'est lui qui saura normalement -c'est un travail de longue haleine mais c'est son rôle- faire comprendre à une municipalité qu'un bâtiment a besoin de rénovation, qu'une réparation est nécessaire et urgente, que tel matériel serait précieux pour la qualité de l'enseignement; c'est lui qui saura conforter la confiance des familles envers l'école; c'est lui qui saura faire respecter les règles et limiter ou supprimer les conflits; c'est lui qui saura dynamiser son équipe...
Son équipe? Tout groupe a besoin d'un guide. Cela s'observe dans le monde animal comme chez l'être humain, c'est inhérent à notre nature. Le « leader » va donner le cadre et les limites. Dans l'univers scolaire, il s'agira par exemple des textes qui régissent le fonctionnement de l'école. Mais le leadership n'est pas que cela: selon Robert J. House « le leadership est la capacité d'un individu à influencer, à motiver, et à rendre les autres capables de contribuer à l'efficacité et au succès de l'organisation. » La direction d'école est indispensable au bon fonctionnement de celle-ci. Et je parle bien de leadership! Contrairement au monde animal, il ne s'agit pas d'une obéissance obligée et contrainte liée à l'instinct de survie: le leader « authentique » est responsable devant les autres des engagements qu'il prend pour les autres et que les autres acceptent de suivre pour le bien de l'équipe. Pour John Adair, le leader doit s'assurer que l'équipe accomplit la tâche qu'on lui donne, que l'esprit d'équipe est maintenu et que les besoins du groupe en général comme des individus dans l'équipe sont satisfaits. C'est une tâche compliquée qu'on peut assurer par instinct et empathie, mais aussi assumer en essayant d'en comprendre et maîtriser totalement tenants et aboutissants.
Maintenant, comme sans tout groupe, qu'il soit animal ou humain, les rapports de force sont importants. Chez les animaux c'est la puissance qui entraîne le leadership, le groupe faisant confiance au plus fort pour assurer la survie du groupe. Mais une école n'est pas une meute, le groupe est constitué institutionnellement pour des raisons autres que celles de sa survie, comme la proximité du domicile, le niveau d'enseignement, etc. Le leader est nommé par son administration selon un certain nombre de critères qui peut-être mériteraient d'être revus, mais existent néanmoins: l'âge (ancienneté), les compétences -ou du moins absence d'inaptitude selon le jugement d'une commission-, l'envie (devenir directeur d'école est un choix)... Le problème est que ce leadership n'est pas toujours librement consenti par les autres membres du groupe, il peut susciter conflit, ressentiment voire haine, ou envie, si le leader institué ne suit pas les principes qu'explique John Adair, ou considère sa position institutionnelle comme un moyen d'exercer coercition et d'imposer son point de vue. D'autre part, il ne faudrait pas s'illusionner et croire que chaque membre du groupe est foncièrement prêt à accepter que le directeur d'école soit la courroie de transmission de son institution lorsqu'il ne fait qu'appliquer des textes de loi que parfois il réprouve mais dont il doit se faire l'écho, ou lorsqu'il impose une mesure choisie « démocratiquement » par la majorité des membres du groupe. C'est souvent là que le bât blesse, car quel est le choix laissé au directeur d'école, qui n'a qu'une position fragile au sein de l'institution? Il n'est pas un leader « naturel », il doit « faire avec » une équipe qu'on lui impose, et n'a aucun moyen de coercition. J'ai rencontré au cours de ma carrière trois types de membres dans les groupes que j'ai été amené à diriger: ceux -la majorité- qui font confiance et attendent de voir le directeur à l'œuvre pour se faire une opinion (ce sont évidemment les membres les plus sains); ceux qui se mettent en opposition par principe, se croyant menacés dans leur fonctionnement ou leur confort (et ceux-ci ont parfois quelque chose à se reprocher); ceux qui par crainte rejoignent une des deux premières catégories, entraînés par une relation préexistante ou par la lâcheté. Pour établir avec tous des relations constructives et qui ne seront pas préjudiciables aux élèves et leur réussite, il faut donc au directeur d'école d'emblée prouver ses compétences relationnelles ou organisationnelles, en espérant que la confiance et le respect de son rôle comme de ses prérogatives s'installeront logiquement.
Le parallèle est facile pour ce qui concerne les relations avec les élus, qui sont nombreux à respecter le directeur d'école et sa mission. Mais certains aussi s'opposeront à lui, quitte à lui nier son autorité dans certains domaines. Au directeur de savoir mêler habilement assurance et diplomatie, sourire et affirmation, souplesse et rigueur, afin d'arriver à établir en fin de compte une relation de confiance saine et positive. Avec les familles également les rapports peuvent être parfois compliqués, dans lesquels le directeur d'école devra savoir faire preuve des mêmes qualités. Et puis il ne faudra jamais oublier qu'une relation bien établie n'est pas inaltérable, et qu'il en faudra peu pour que tout soit à recommencer. Il faudra donc veiller à soigneusement la conforter et la pérenniser.
La responsabilité administrative du directeur d'école n'est pas mince. Mais y limiter son rôle serait nier intentionnellement son importance autrement plus diverse pour le fonctionnement serein et efficace d'une école. Faire un compte-rendu de réunion ou remplir un tableau est à la portée de n'importe quel enseignant, gérer une école ne l'est pas. En convaincre une mairie, une équipe, des familles, n'est pas forcément simple mais de longs efforts le permettent. En convaincre la hiérarchie de l'Education nationale sera une autre question. L'institution ne porte pas à ses directeurs la confiance qu'elle devrait, ni ne leur accorde la reconnaissance qu'ils méritent pour leur rôle central et crucial dans le fonctionnement de l'école primaire et la réussite des élèves. Concrètement aujourd'hui le système éducatif tel qu'il est conçu, centralisé et aveugle aux réalités, est une contrainte et un poids de plus en plus difficiles à supporter, et surtout un obstacle aux projets et au succès. Donner aux écoles leur autonomie, assurer et assumer le leadership des directeurs d'école, sont les conditions claires du sursaut nécessaire de l'école française. Encore faut-il en prendre conscience, et avoir le courage politique de le faire.