L'école publique française, à l'image du pays, semble sens dessus-dessous. Mais si on en parle autant aujourd'hui, si elle est devenue un enjeu politique, c'est certes pour en dénoncer les travers mais aussi parce qu'elle reste néanmoins une des dernières bases stables de notre Nation. Comprenons-nous bien: en dépit de quotidiennes remises en cause, d'injonctions diverses, contradictoires, futiles, inutiles, l'école publique continue vaille que vaille à fonctionner, elle continue son chemin grâce au labeur quotidien de milliers d'enseignants qui tentent de garder la tête froide et persistent à faire leur travail.
Cette stabilité effective bien que fragile ne date pas de quelques années. On peut facilement dater le franc début de nos ennuis: à mon idée, nos problèmes datent de l'arrivée en 1997 de Ségolène Royal à la tête de l' "Enseignement scolaire". Prise d'une frénésie de réglementation, obsédée par les problèmes sociétaux qu'elle imagine pouvoir être réglés si on conditionne les élèves dès leur plus jeune âge, la ministre déléguée ouvre la porte à la pensée magique que dénonce fort bien Louise Tourret dans
un clairvoyant article récent:
"En France, nous aimons à penser que l’école possède le grand pouvoir de combattre et même vaincre les maux de la société, une pensée magique qui ne résiste pas à l’épreuve des faits."
Comme l'explique plus loin la journaliste avec un bon sens qui l'honore, cette volonté de faire de l'école le berceau d'une morale toute contemporaine révèle l'étonnante confiance de la Nation en son enseignement primaire, alors qu'il est déjà de bon ton à l'époque d'en dénoncer -avec raison- la bureaucratisation ainsi que certains travers pédagogistes qui depuis de nombreuses années laissent sur le carreau de nombreux élèves. Claude Allègre, alors ministre de tutelle de Ségolène Royal, a hélas pleinement raison lorsqu'il explique -en termes malheureux et provocateurs- qu'il faut "dégraisser le mammouth", ce qui fait de lui une cible de choix pour les syndicats d'enseignants qui comme de juste et comme d'habitude se trompent de cible et trompent leurs électeurs en leur faisant croire qu'Allègre veut diminuer le nombre d'enseignants sur le terrain alors qu'il s'agit de nettoyer les écuries d'Augias qu'est devenue l'administration de l’Éducation nationale.
Ségolène Royal est au contraire d'Allègre une fanatique administrative. Pendant trois ans, de 1997 à 2000, elle submerge les enseignements sous les textes de loi, décrets et autres circulaires de toutes sortes. Deux textes resteront célèbres dans le milieu: 1) celui sur les sorties scolaires qui voit les directeurs d'école amenés à accepter ou refuser la moindre excursion de leurs collègues, et devoir élaborer des dossiers monstrueux en taille comme en complexité pour le moindre déplacement ou séjour même minime en dehors de l'école (notons au passage que ce texte amènera l'effondrement et la disparition de nombreuses structures associatives qui recevaient des classes, disparition il faut le reconnaître parfois justifiée lorsque certaines règles de sécurité étaient malmenées); 2) celui sur la lutte contre la pédophilie qui amènera en ce temps-là une profusion d'affaires médiatiques presque quotidiennes et une inflation phénoménale de dénonciations calomnieuses tragiques car parfois causes de suicide.
Cette frénésie de réglementation ne s'est pas calmée après le départ de Ségolène Royal et les désastreuses élections présidentielles de 2002, bien au contraire. L'institution à qui on avait ouvert la boîte de Pandore s'y est engouffrée avec bonheur pendant les années qui ont suivi, pondant texte sur texte, règlement sur règlement, circulaire sur circulaire, au point de littéralement étouffer sous un travail souvent inutile ou redondant les directeurs d'école qui devenaient au cours des ans des agents administratifs au détriment de leur rôle pédagogique pourtant déterminant. N'oublions pas les politiques et autres représentants de la Nation qui pour justifier leur existence ont été également atteints de la danse de Saint Guy du législateur, qui consiste à légiférer à tort et à travers sur n'importe quoi en prenant au passage l'école en otage de ses obsessions.
Car encore une fois si ces gens-là veulent imposer leur vision de la morale -qu'ils ne s'appliquent bien entendu pas à eux-mêmes-, ils passent par l'enseignement primaire. Combien de fois avons-nous lu ou entendu au cours des années 2000 l'antienne "il faut apprendre ça à l'école" ou "c'est dès l'école qu'il faut inculquer ça" ? C'est une preuve de confiance en son efficacité, mais c'est aussi une volonté perverse de former les esprits lorsqu'ils sont encore malléables. Cette recherche de dressage moral républicain sur fond de peurs diverses - de l'islamisme aux extrémismes supposés-, colportées par des médias qui explosent à l'époque avec la généralisation d'internet ou l'arrivée de la télévision numérique, amènera le personnel politique dépassé par ce qu'il a déclenché à légiférer sur des questions sociétales qui ne le concernent en rien, et provoquera fatalement en conséquence un repli communautariste ou vers des écoles et pédagogies alternatives, vaste retour de bâton dont nous payons aujourd'hui le prix, ainsi qu'une scission durable entre l'école et les familles qui sont désormais à bon droit suspicieuses, même s'il reste un fond de confiance envers l'école républicaine hérité de sa longue histoire et de ce que nous ont transmis nos aïeux
Louise Tourret en parle très bien:
"Cette conception est liée à un héritage historique, un idéal révolutionnaire: l’institution scolaire est le creuset de la République et on y forme des citoyens. L’école de nos parents enseignait la morale et celle de nos aïeux l’amour de la patrie. Nous avons assisté après 68 à un reflux de ces conceptions, mais à partir des années 90 et plus encore depuis dix ans, l’«éducation à» [NDR: Louise Tourret cite en amont "à la citoyenneté, au développement durable, à la sécurité routière, à l'orientation, à Internet, aux médias, à la santé (comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté dans le secondaire: prévention tabac, drogues, addictions), éducation à la responsabilité face aux risques... et le fameux «vivre ensemble»"] s’est peu à peu installée dans les emplois du temps des élèves, de la primaire jusqu’au lycée. L’école réaffirmait à la manière contemporaine sa mission citoyenne. Avec un raisonnement qui témoigne, et après tout c’est un point positif, d’une extraordinaire confiance en l’institution. Une confiance incroyable qui consiste à penser que des problématiques pourraient être surmontées si le sujet est pris en charge par l’école.
(...)
Et puis tous les sujets de l’«éducation à» paraissent importants, essentiels, cruciaux mais l’école peut-elle tout prendre en charge? Toutes ces heures passées à parler de santé, alimentation, sexualité sont-elles vraiment si utiles, d’autant que ces modules d’«éducation à» ne sont ni systématiques ni systématiquement évalués. Ils se multiplient mais les emplois du temps et les programmes sont aussi, c’est un fait reconnu, trop lourds, il faut les alléger, c’est d’ailleurs un des axes de réflexions sur lequel planche le nouveau Conseil supérieur des programmes. Forcément si l’école doit parler de tout, elle va manquer de temps!"
Cela faisait longtemps que je n'avais autant apprécié un article! Voilà des mots qui révèlent chez Louise Tourret une appréciable capacité à justement apprécier une situation, et à l'exprimer de façon claire. Merci Madame.
Comprenons-nous bien encore une fois: je ne cherche pas à valider ou invalider la justesse ou l'opportunité de telle ou telle mesure; j'estime simplement qu'il n'est pas du rôle de l'école, en 2014, de jouer au "père la vertu" ou de supplanter les familles dans le domaine éducatif et moral: nous ne sommes plus sous la menace de l'empire allemand et nous n'avons plus à reprendre l'Alsace et la Lorraine! En revanche, nous n'avons plus ni le temps ni les moyens ni la façon d'apprendre à nos élèves à lire et à compter. Qu'en 2014 encore tant d'enfants de France quittent l'école sans avoir les premiers rudiments de l'instruction est une aberration indigne d'une Nation comme la nôtre qui se réclame des lumières de son glorieux passé et de sa puissance.
Quelles solutions alors? Nous devons déjà mettre fin à la mainmise de l'administratif sur l'enseignement. J'ai abondamment déjà traité de ce sujet sur ce blog et dénoncé la monstrueuse pyramide institutionnelle du ministère de l’Éducation nationale. Ce n'est plus le mammouth de Claude Allègre, c'est un diplodocus à la tête trop éloignée des membres, et qui s'enfonce dans la boue nauséabonde de l'incompétence. Ce n'est plus du dégraissage qu'il faut, c'est abattre la bête pour n'en conserver que ce qui en bouge encore. Pourquoi conserver une telle centralisation, un tel jacobinisme révolutionnaire, à l'heure de la juste et nécessaire décentralisation et alors que l'école primaire dépend totalement depuis plus d'un siècle des communes, comme les collèges désormais des départements et les lycées des régions? Que des programmes nationaux de référence soient utiles, c'est une évidence. Mais pour le reste? Je vous laisse tirer vos propres conclusions. Elles ne seront certainement pas conformes à la pensée sclérosée de certaines centrales syndicales enseignantes portées à un statu-quo mortifère. Mais que d'économie sur une masse salariale dépensée aujourd'hui inutilement dans la bureaucratisation, le népotisme et encore une fois l'inaptitude.
Pourquoi aussi conserver autant d'échelons ou personnels intermédiaires dans ce métier? Est-il vraiment besoin de centaines d'IEN quand chacun reconnait l'absurdité des notes attribuées aux enseignants, de milliers de soi-disant conseillers pédagogiques dont la plupart sont inutiles quand ils ne sont pas incapables, ou gaspillent le temps et l'argent du système en travail de bureau superfétatoire? Est-il vraiment encore besoin de centaines d'animateurs TICE quand le numérique fait aujourd'hui partie intégrante de la vie quotidienne de chacun? Il y a dix ans, ils étaient certainement utiles, mais en 2014? Si ces gens-là ont des compétences, qu'ils nous rejoignent donc sur le terrain et les mettent au service de nos élèves.
De la même façon, il faudrait peut-être aussi tirer un trait sur l'école des 36000 communes. Nous n'avons plus les moyens d'entretenir 54000 danseuses mal habillées, alors que le regroupement des petites écoles en unités territoriales logiques permet un meilleur équipement des établissements et autorise émulation et synergie favorables à la réussite des élèves. C'est bien là notre objectif, je pense.
Enfin, il est temps de donner aux écoles leur nécessaire autonomie. Les personnels de terrain sont les mieux à même d'appréhender les besoins de leurs élèves en fonction d'un certain nombre de contraintes locales, ils sont les mieux à même d'élaborer les projets qui faciliteront les apprentissages, à condition évidemment d'être dirigés par un personnel de direction d'école autonome et statutaire, pédagogue affirmé mais aussi gestionnaire reconnu, qui saura accompagner les enseignants, les assister si nécessaire, les entraîner s'il le faut.
Il n'y a qu'en France que l'on conserve un système éducatif aussi peu performant. Partout ailleurs les constats ont été tirés et les remèdes immédiatement appliqués. Pourtant, avec tant d'énergie -reconnue- sur le terrain, avec tant de possibilités, il suffirait d'un déclic positif pour que la France reprenne une place qu'elle n'aurait jamais perdu sans l'inconsistance de nos politiques, et surtout pour que les petits français reçoivent enfin leur dû en connaissances et en compétences. C'est localement et dans les écoles que s'exerce l'enseignement, pas à Paris ou dans les bureaux. Donnons aux écoles leur autonomie, resserrons les liens avec les partenaires territoriaux, nommons des directeurs d'école statutaires reconnus, je ne donne pas cinq ans pour que l'école française soit redevenue un exemple pour le monde entier.
Ou continuons à nous enliser. Après tout je serai bientôt en retraite, je pourrais m'en désintéresser. Mais penser que j'aurais tant donné pendant tant d'années pour laisser s'effondrer l'école publique... Non, vraiment non.